Vers de nouveaux modèles féminins dans la littérature jeunesse
Dans un contexte social où la parole féminine s’émancipe et où les mouvements féministes tels que #MeToo contribuent à promouvoir l’égalité homme-femme, qu’en est-il de la littérature jeunesse contemporaine ? Quels modèles féminins propose-t-on actuellement aux jeunes générations ? Nous souhaitons questionner les exemples qui font la part belle aux destins de femmes, dans une volonté d’éduquer à l’égalité des sexes, de mettre en avant des figures féminines mémorables, ainsi que de sensibiliser le jeune public aux différents stéréotypes de genre.
Ceci est le troisième volet d’une série de trois portant sur des héroïnes de littérature jeunesse. Le premier volet se trouve ici : Ces destins de femmes qui ont marqué l’Histoire. Le second volet se trouve ici : Le crayon magique de Malala.
Inspirée par l’ouvrage Filles & Garçons. Tous les possibles (2018), édité par le bureau romand de l’Institut suisse Jeunesse et Médias (ISJM), pour cette troisième et dernière chronique consacrée aux héroïnes de littérature jeunesse, j’ai choisi d’aborder un corpus d’albums questionnant les stéréotypes liés au genre féminin. Ainsi, j’ai fait une sélection d’œuvres cherchant à sensibiliser aux représentations genrées et à déconstruire certaines associations mentales ancrées dès le plus jeune âge dans l’esprit des jeunes filles et garçons. Mon choix s’est porté sur quatre albums jeunesse dédiés au premier cycle primaire (4-6 ans) : Le prince aux petits pois (©TalentsHauts, 2016) ; Overdose de rose (©Editions Sarbacane, 2017) ; J’aime PAS être belle (©TalentsHauts, 2016) ; Ada : la grincheuse en tutu (©Les éditions de la Pastèque, 2016). Chacun de ces albums, mettant en scène une héroïne, façonne à sa manière de nouvelles représentations, susceptibles de désamorcer les préjugés de genre dont peuvent souffrir les jeunes filles.
Angenot (2008) a notamment montré que dans la littérature jeunesse, les femmes sont le plus souvent associées à leur rôle familial, représentées dans la sphère privée et identifiables par le biais d’attributs physiques et émotionnels typiquement « féminins ». Elles sont la plupart du temps réceptrices de l’action tandis que les hommes occupent des rôles professionnels variés et importants, évoluent dans la sphère publique et adoptent des attitudes principalement actives. À partir des constats d’Angenot, j’ai souhaité aborder ces albums à partir de deux axes permettant de les mettre en relation et de les contraster entre eux : l’axe de l’espace et de l’action et l’axe des attributs physiques et émotionnels. Ainsi, j’ai voulu réfléchir aux outils offerts par ces albums pour déconstruire les stéréotypes de genre, en répondant à la question suivante : Dans quelle mesure le corpus sélectionné sensibilise-t-il aux représentations mentales soulevées par Angenot et les questionne-t-il pour forger de nouveaux modèles féminins ?
Espace et action
Le prince aux petits pois, écrit par la classe gagnante du concours « Lire égaux » de 2015 et illustré par Fred L., met en scène une héroïne pas comme les autres. L’album relate l’histoire d’une princesse des temps modernes qui, au lieu d’attendre sagement la venue de son prince charmant, part à l’aventure pour le trouver. Elle combat boa et dragon, déjoue les ruses d’une sorcière, pendant que son père, resté docilement à la maison, s’occupe de lui sélectionner trois prétendants. L’album reprend les codes du conte de fées pour les détourner un à un. La jeune femme est notamment représentée à l’extérieur, dans des espaces qui changent au fil des planches. De la jungle amazonienne au désert du Sahara, la princesse conquiert les espaces inconnus. Elle est montrée hors de sa zone de confort, en perpétuelle recherche de nouvelles aventures. Le seul moment du récit où elle est dans sa chambre, un espace intime habituellement présent dans les contes de princesses, elle est illustrée au réveil, confuse et décoiffée. La maîtrise de soi et la perfection physique sont donc remplacées par un réalisme déconstruisant l’image traditionnelle des princesses. Idem pour la scène où l’héroïne, affamée, descend dans la cuisine et se précipite sur une tarte aux petits pois, qu’elle dévore sans attendre. À cela s’ajoute l’action constante de l’héroïne, qui prend les décisions et agit à sa guise tout au long de l’album. De nombreux verbes d’action – « étrangla », « fabriqua », « attrapa », « vola » – montrent la jeune femme comme une aventurière qui relève les défis de manière indépendante. Il en est de même pour la fin de l’album, où elle se choisit un prince capable de cuisiner et de s’occuper de l’espace domestique, la laissant continuer à explorer le monde. L’archétype de la princesse est revisité avec succès !
Overdose de rose, album de Fanny Joly et Marianne Barcilon, rompt également avec l’idée d’espace et de comportements typiquement réservés aux petites filles. C’est l’histoire de la famille Machin-Chose, dont la fratrie de cinq garçons se voit agrandie par l’arrivée d’une fille, que les parents rêvent « douce, calme, obéissante, gentille et mignonne, choupignonne, trognonne » et qu’ils nomment sans hésiter Rose. L’existence de la petite fille est alors conditionnée par la couleur rose, omniprésente, ainsi que par la volonté des parents de maintenir l’enfant constamment sage et parfaite, « comme si une cloche de verre l’enfermait ».
L’espace joue un rôle important dans cet album, puisque l’enfant, que les adultes de l’histoire maintiennent à l’intérieur pour ne pas casser son image de petite fille modèle, s’émancipe de la prison du rose à partir du moment où elle sort de la maison et s’approprie l’espace extérieur. C’est là qu’elle joue enfin de manière libre, à l’égal de ses frères, en faisant du bruit, en se salissant, etc. En découvrant le monde du dehors, elle parvient à affirmer une identité entièrement indépendante de son sexe. Lié à ceci, l’héroïne devient progressivement maîtresse de son destin d’enfant, d’abord en s’affirmant l’égale de ses frères, puis en se rebellant face à ses parents, qui finissent enfin par comprendre qu’ils projettent sur la petite fille une identité genrée qui l’empêche de s’épanouir. Ainsi, l’univers actionnel de l’héroïne s’agrandit au fil de son appropriation d’espaces qui ne lui sont de prime abord pas dévolus. Le titre Overdose de rose, ainsi que le ton ironique qui traverse l’album, pointe d’une manière subtile les stéréotypes imposés aux filles dès la naissance par une société où la féminité connote encore trop souvent la docilité et la perfection.
Attributs physiques et émotionnels
Les attributs physiques, qu’on associe typiquement aux filles, sont abordés dans J’aime PAS être belle, de Stéphanie Richard et Gwenaëlle Doumont. Dans cet album, une écolière subit l’acharnement quotidien de sa mère pour la transformer en petite fille parfaite : robe, coiffure, etc.. L’histoire est racontée à la première personne, permettant aux jeunes filles de s’identifier au personnage principal, qui n’a d’autre souhait que de pouvoir jouer librement à l’école sans se soucier de son apparence. Ce qui est montré au fil des planches, c’est l’obsession de la figure maternelle, qui s’évertue à faire porter à l’héroïne le maximum d’attributs féminins, en lui interdisant les comportements enfantins ou connotés masculins (se salir, loucher, rester en colère, se mettre le doigt dans le nez).
Malgré les efforts de la mère, la vie d’enfant reprend le dessus sur les injonctions, puisque la jeune héroïne ne peut s’empêcher de jouer et de répondre présente aux diverses invitations à peindre, rire, jouer au foot ou se bagarrer, même le jour de la photo de classe, tant attendu par la figure maternelle. Ainsi, les attributs physiques de féminité perdent de leur sens au profit du plaisir d’être enfant, message central de l’album. La manière dont la mère est dépeinte suggère la nécessité d’une éducation dès le plus jeune âge à déconstruire les codes associés aux jeunes filles, au profit d’attributs identitaires basés non sur le genre, mais bel et bien sur la personnalité de chacun·e. Ceci est d’ailleurs montré sur la planche où l’apparence et la beauté de l’enfant, que les adultes n’ont de cesse d’admirer, lui donnent le sentiment d’être un chihuahua. Au lieu de l’aider à se forger une identité propre, elles la déshumanisent et lui ôtent la liberté de se construire à sa manière.
L’album Ada : la grincheuse en tutu, d’Élise Gravel, reprend le même type de message, cette fois-ci en lien avec les activités associées de manière stéréotypée aux filles. En l’occurrence, l’album relate l’histoire d’Ada, une jeune fille qui déteste le ballet, activité qu’elle doit pratiquer tous les samedis. Cet album est un véritable coup de cœur, parce qu’il met en scène une héroïne qui est ouvertement de mauvaise humeur et refuse de sourire pour faire plaisir aux autres ; qui affirme haut et fort sa haine pour le ballet ; et qui n’hésite pas à sortir des cases symboliques qui lui sont imposées. Avec un humour certain, l’autrice nous fait vivre un samedi dans la peau d’une grincheuse en laquelle, finalement, on se reconnaît un peu toutes.
Dès la première planche, le ton est donné. Ada est représentée dans sa chambre, tout en désordre, où l’on retrouve des livres sur l’espace et les plantes carnivores, des posters de superhéros et de monstres, et des bottes de cowboy. L’héroïne est d’emblée grincheuse, s’adressant aux jeunes lectrices et lecteurs pour déclamer sa haine du samedi, ce qui est suivi de trois planches où Ada râle sur le tutu trop serré, le mal des transports et sur le ballet. L’album nous propose donc un personnage principal au caractère déjà bien trempé, qui n’hésite pas à se rebeller durant le cours de ballet, en faisant ses propres mouvements inspirés d’arts martiaux.
Ce n’est qu’en intégrant un cours de karaté, suivi uniquement par de jeunes garçons, qu’Ada, soulagée, sourit, enfin ! L’album joue avec les représentations habituelles des filles, non seulement en faisant choisir à l’héroïne des centres d’intérêt habituellement associés aux garçons, mais également en mettant Ada en scène dans une posture émotionnelle de boudeuse décidée, qui détonne avec les personnages féminins généralement présents dans la littérature jeunesse. Le message, lui, reste similaire à celui des autres albums : laissons les jeunes filles se construire leur propre identité, à leur manière, loin des stéréotypes genrés !
Vers de nouveaux modèles féminins dès le cycle primaire
En cette période post-grève du 14 juin, où les femmes sont massivement sorties dans les rues pour défendre des revendications pour elles-mêmes, mais aussi pour les générations à venir, la lecture de tels albums me paraît plus que jamais indispensable ! Proposer des œuvres jeunesse qui conscientisent les stéréotypes genrés pour les briser, me semble être du rôle de l’école. C’est à l’école que les enfants se confrontent pour la première fois aux injonctions sociales liées au genre, ce qui en fait un espace idéal pour ouvrir le dialogue autour de ces questions, au bénéfice des filles comme des garçons. Chacun à sa manière, ces albums construisent des représentations mentales différentes de ce que signifie être une petite fille aujourd’hui. Ils insistent sur le besoin de chaque enfant de se construire en tant que personnes avant tout. Ils montrent également à quel point les normes sont dictées par les adultes et imposées aux enfants sans qu’elles ou ils puissent les conscientiser. L’école est en ce sens une zone intermédiaire et neutre, située entre les parents et la société, où il reste possible de déconstruire les stéréotypes pesants sur l’épanouissement des petites filles. En ce sens, les albums proposés offrent un éventail d’outils didactiques pour élargir les horizons et sensibiliser à des problématiques profondément ancrées dans notre société. Si l’on souhaite que les grèves des femmes comme celles des 14 juin 1991 et 2019 n’aient plus lieu d’être, c’est peut-être par la littérature et à l’école qu’il faut commencer !
Par Violeta Mitrovic, assistante-doctorante à la HEP Vaud, violeta.mitrovic@hepl.ch
Chronique publiée le 9 septembre 2019