Tomi Ungerer : « Je suis le cauchemar de tous les pédagogues… »
C’est au détour d’une conférence donnée à Genève par la HEAD (Haute école d’art et de design) que j’ai fait la connaissance du personnage. Une petite heure passée trop vite.
Ungerer est un orateur hors pair, féru d’anecdotes et expert dans le maniement de l’humour (noir, bien souvent), sans compter qu’au-delà de la forme, le contenu est passionnant. La vie de l’artiste ressemble à une fiction composée d’épisodes tous plus incroyables les uns que les autres. C’est de là que l’idée d’écrire une chronique sur cet artiste hors du commun se dessina, en prenant le parti de s’intéresser à ses productions pour enfants. Comment une personnalité aussi détonante, voire perturbante, a-t-elle réussi à s’imposer dans un domaine réservé à un public jugé, à juste titre, sensible ?
Notons tout d’abord que, si les albums de littérature jeunesse de Tomi Ungerer sont aujourd’hui considérés comme des classiques du genre, ils ont longtemps dérangé. Lorsqu’Ungerer affirme être le cauchemar de tous les pédagogues et d’ajouter « ils ne veulent pas qu’on suscite la peur des enfants ou qu’on évoque la réalité avec eux. Pas de sang, pas d’alcool, pas de cigarettes…», il résume adroitement les reproches adressés à l’égard de son œuvre. Dans le secteur de la littérature jeunesse, les publications étaient très souvent caractérisées par une absence d’attention portée au style graphique et aux composantes formelles de l’ouvrage. Le contenu, quant à lui, se voulait rassurant. Il proposait une vision édulcorée du monde qui rendait généralement compte d’un certain ordre social établi. La mise en scène de problèmes de société actuels ou encore un certain réalisme peu attentif aux tabous de l’époque n’avaient pas leur place dans la littérature jeunesse.
Une multitude d’anecdotes truculentes permettent de mieux saisir le parcours atypique de l’artiste et de comprendre pourquoi son œuvre a pu autant déranger. Faute de place, nous nous arrêterons sur deux événements emblématiques de la polémique que les livres pour enfants d’Ungerer ont pu générer.
En 1969, Ungerer est invité à une conférence de l’Americain Library Association (A.L.A) dans le cadre de discussions portant sur la littérature jeunesse. C’est lors de cet événement que, pour la première fois, on lui reproche de s’adonner à divers genres artistiques jugés incompatibles. En dehors des livres pour enfants, Ungerer produit non seulement des dessins satiriques, publicitaires, mais également érotiques. Fornicon (1969, Grove Press), un livre faisant la satire d’une sexualité mécanisée, paraît peu avant la participation d’Ungerer à la conférence de l’A.L.A. Ce jour-là, Ungerer est jugé de toutes parts, accusé d’oser publier à la fois de la littérature enfantine et de la pornographie. Il s’emporte. Dans un excès de colère, il lance à l’assemblée : « If people didn’t fuck, you wouldn’t have any children, and without children you would be out of work ». Cet événement et surtout l’utilisation du f-word conforte l’idée qu’Ungerer n’est pas recommandable. La récente mise en place de nouvelles directives par la Cour Suprême (arrêt 413 U.S. 15/Miller v. California) visant à définir le caractère obscène d’un matériau contribue au discrédit de l’auteur. Pour faire suite à ces directives, de nombreux livres sont retirés des bibliothèques et des librairies de crainte d’être jugés pornographiques. Ungerer est dès lors blacklisté aux Etats-Unis, ses livres disparaissent des rayons et sa carrière d’écrivain pour enfants prend fin outre-mer.
T. Ungerer (1974), Kein Kuss für Mutter, Zürich : Diogenes. ©
Dans le courant de cette même année, Ungerer reçoit le Dud Award, prix décerné au pire livre de l’année, pour No Kiss for Mother (Harper and Row, 1973). Cet album naît d’une double envie de Tomi Ungerer, celle de se raconter enfant, mais aussi celle de parodier un livre illustré par Maurice Sendak, A Kiss for Little Bear (HarperCollins, 1968), représentatif du style conventionnel de littérature enfantine qu’Ungerer déteste. No Kiss for Mother, récit autobiographique, narre l’histoire d’un chaton rebelle et impertinent qui supporte mal les manifestations d’amour débordantes que sa mère lui porte. Si la thématique du conflit mère-fils n’a pas vraiment plu, ce sont d’autres aspects du livre qui ont créé la controverse. Deux scènes ont particulièrement choqué, comme le relate Ungerer : « Le fait de montrer mon héros assis sur la lunette du WC a créé un scandale dans le monde stérilisé du livre pour enfants… De plus, le père boit du schnaps [au petit déjeuner] ». Le manque de pudeur tout comme la suggestion d’une « déviance » (alcoolisme du père) sont durement censurés par le public. L’aspect graphique de l’œuvre, bien qu’étant inédit dans la manière d’utiliser uniquement des nuances allant du noir au gris, passe relativement inaperçu.
Si certains traits des livres de l’écrivain prêtent encore à discussion (principalement l’aspect effrayant de certaines illustrations), l’ensemble de l’œuvre d’Ungerer est finalement largement plébiscitée. L’obtention du prix Hans Christian Andersen en 1998, la plus haute distinction attribuée à un auteur de livres pour enfants, témoigne de cette reconnaissance acquise. En même temps, l’aspect subversif des albums d’Ungerer s’est attenué et ceci pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les frontières du genre « littérature jeunesse » ont été redessinées, notamment grâce à la révolution esthétique à laquelle Ungerer a participé depuis les années 50. Aujourd’hui, la littérature jeunesse permet la coexistence de divers styles d’illustrations, de discours très différents et aborde également des sujets difficiles. Corrélativement, les mœurs ont changé et les tabous d’hier ne sont plus forcément ceux d’aujourd’hui, même si la question de la nudité reste problématique, en particulier dans le monde de l’édition anglophone. Pour terminer, les dernières parutions d’Ungerer pouvant être considérées comme subversives, loin de susciter la polémique, rejoignent une manière consensuelle de s’engager en littérature jeunesse. Au travers de plusieurs albums, l’artiste dénonce des fléaux reconnus comme tels par la société tout en préservant la sensibilité des jeunes lecteurs.
Dans Otto. Autobiographie d’un ours en peluche (L’Ecole des loisirs, 1999), Ungerer utilise le point de vue d’un ours en peluche prénommé Otto, pour évoquer l’histoire de deux enfants, l’un juif et l’autre allemand, lors de la seconde guerre mondiale. Le choix de la focalisation adopté par Ungerer pour aborder ce sujet difficile ménage les jeunes lecteurs d’Otto, en permettant notamment d’éviter à avoir à détailler le parcours de chaque enfant durant la guerre puisque le lecteur suit Otto, séparé des enfants à ce moment de l’histoire. Le parcours des enfants est alors résumé en fin d’album, lorsque ceux-ci, âgés, se retrouvent et partagent leur histoire sous l’œil attendri d’Otto. Ungerer produit ainsi un récit adapté à la sensibilité du public visé sans toutefois cacher l’horreur de la guerre, largement illustrée (pp. 15-21) ou l’utilisation de chambres à gaz par les nazis. D’autres ouvrages participent à cette même volonté de l’auteur de s’engager dans des domaines qui le touchent, lui-même ayant vécu la guerre, puis l’occupation nazie étant enfant. C’est le cas du Nuage bleu (L’Ecole des loisirs, 2000) qui révèle l’absurdité de la guerre civile et du racisme ou encore d’Amis-Amies (L’Ecole des loisirs, 2007), ouvrage dénonçant également les méfaits du racisme.
Auteur de littérature jeunesse aujourd’hui largement consacré, Ungerer n’en a pour autant pas perdu son côté effronté, faisant figurer des femmes nues sur les tableaux qui décorent une pièce dans l’album Otto (p. 32). Si, à son grand regret, ces femmes nues sont absentes de l’édition anglophone, l’artiste se plaît à raconter qu’un jour, un enfant lui a fait la confidence que ces figures féminines avaient bien plus marqué sa lecture d’Otto que les scènes de guerre.
Tomi Ungerer, personnage et artiste toujours aussi merveilleusement insolent, semble à ce jour avoir définitivement acquis le droit de s’amuser en toute quiétude. Ses livres pour enfants peuplent à nouveau les rayons des bibliothèques et sont lus dans les classes. Son œuvre, elle, est exposée à Strasbourg depuis 2007 dans le premier musée français consacré à un artiste de son vivant. Et Ungerer y chemine tel un fantôme comme il aime le raconter…
Par Vanessa Depallens, assistante à la HEP Vaud, vanessa.depallens@hepl.ch
chronique publiée le 1.02.2016
Ungerer est encore (mais bientôt plus) exposé en Suisse, voir l'agenda https://www.voielivres.ch/exposition-tomi-ungerer/