Tête de mule, une entrée dans l’œuvre d’Øyvind Torseter
Le Norvégien Øyvind Torseter figure parmi les auteurs-illustrateurs les plus talentueux de la littérature jeunesse européenne contemporaine. Son œuvre personnelle, traduite aux éditions La Joie de lire (d’autres titres illustrés sont publiés par différents éditeurs [1]), se construit telle une fresque : on y découvre ses sources d’inspiration multiples et assumées, des modèles narratifs inédits et des pas-de-côté riches de sens. Son dernier album, Tête de mule (2016 pour la version francophone), s’inscrit dans cet ensemble et consacre l’aboutissement de recherches ultérieures.
De l’art du récit
Avec Tête de mule, Øyvind Torseter passe par un exercice quasi-obligé en littérature jeunesse : l’adaptation d’un conte classique. Comme d’autres avant lui, il s’approprie les codes du genre pour les détourner avec talent. L’album, librement inspiré de la légende norvégienne Le Troll qui n’avait pas de cœur, narre les aventures de Tête de mule, parti délivrer ses frères changés en statues de pierre par un terrible troll. Pour remplir sa mission, le héros devra relever plusieurs défis – affronter un loup affamé, descendre dans les entrailles de la terre, chercher le cœur du monstre caché au fond d’une grotte – pour finalement détruire celui qui incarne ses propres démons. Sur ce canevas classique du voyage comme chemin initiatique (Claude Ponti en a livré une magistrale interprétation dans L’arbre sans fin), Torseter s’amuse à broder des motifs aussi originaux que réjouissants : Tête de mule chevauche un canasson décharné rappelant Rossinante, peu enclin à l’aventure mais doué de parole comme Jolly Jumper (la première partie du livre fait d’ailleurs de beaux clins d’œil au western). Tout au long de l’histoire surgissent des figures auxiliaires déroutantes, tel cet éléphant à la trompe coincée dans une souche d’arbre (comment ne pas penser à Excalibur fichée dans son rocher ?) ou une pieuvre mélomane. Et lorsque la princesse (car il en faut une) porte aux pieds des Doc Martens et arbore un costume de Cat Woman, les frères de Tête de mule calquent leur morphologie sur celle du Minotaure et sont vêtus d’improbables costumes trois pièces. Tous ces emprunts, totalement assumés, s’affichent et se frôlent, rendant le récit inattendu, jusqu’à la fin.
Øyvind Torseter (2016), Tête de mule, La Joie de Lire. ©
Une œuvre expressionniste
Pour servir cette narration si dense, Torseter choisit un format qui oscille entre roman graphique et bande dessinée. Adepte de la ligne claire, il rythme avec force son récit, alternant des pages purement narratives avec d’autres illustrées d’une seule et grande image ou, au contraire, découpées en cases…
Utilisée avec parcimonie, la couleur ne se dévoile que par aplats venant soutenir une action, un décor, un personnage. Car chaque planche et chaque cadrage très maîtrisé reposent avant tout sur le trait expressionniste de l’illustrateur. Le cheval, figé de terreur devant le loup, comme les frères-taureaux au regard hagard, rappelle la sidération des personnages de Guernica. Torseter raconte d’ailleurs volontiers avoir, lors de ses études, choisi pour sujet de travail et de copie ce tableau de Picasso. « Quand je dessine un cheval, dit-il, je pense à celui de Guernica ». Plus encore, la technique du collage qu’il affectionne crée un univers surréaliste proche du travail de Max Ernst que Torseter cite volontiers comme un autre marqueur dans sa pratique artistique.
Tout ce talent s’incarne dans la figure du véritable personnage principal du récit : le troll. Sans doute le plus hideux que la littérature de jeunesse n’ait jamais vu ! Tête béante de cavités baveuses, ongles longs et sales, corps gigantesque, difforme et gluant… Son physique, aussi répugnant soit-il, n’est pas tout à fait entièrement dévoilé. Comme s’il revenait au lecteur de compléter cette galerie des horreurs avec son propre imaginaire.
Øyvind Torseter (2016), Tête de mule, La Joie de Lire. ©
Øyvind Torseter (2016), Tête de mule, La Joie de Lire. ©
Une porte ouverte sur un univers
La découverte de Tête de mule offre quelques clés quant aux préoccupations artistiques de Torseter. Ainsi les décors très travaillés – la montagne, la chambre à coucher du troll, ses toilettes… – étaient déjà au centre du livre précédent, Le trou (2013). Cet ouvrage perforé à chaque page (même celle de couverture) met en exergue les environnements – privés, urbains, industriels – traversés par le héros qui ressemble comme une goutte d’eau à Tête de mule. Moins connu, Détours (récompensé en 2008 du Prix Fiction de la Foire de Bologne) se découvre comme cinquante scènes, racontant cinq histoires. A l’intérieur, étagères, planchers, rideaux, placards, escaliers, portes, tables, captent l’attention et sont eux aussi porteurs d’un immense imaginaire. Au sein de ces compositions, pas si éloignées de l’art brut, l’artiste s’engouffre dans des failles au potentiel narratif fort : le dedans et le dehors (structurants dans Le trou et Tête de mule), l’intime (le lit que partage la princesse et l’ogre dans Tête de mule) et le public (les espaces traversés par le héros de Le trou), l’humain et l’animal, le costumé et le non costumé, l’ouvert et le fermé.
Gravenstein (2011), ouvrage tout aussi déroutant, reprend ces mêmes motifs : un petit bonhomme affublé d’une trompe et amateur de pommes est persécuté par les propriétaires d’un pommier. Dans sa fuite, il tombe dans un trou et finit par s’échapper avec une fille-chat et son père. Au-delà du motif récurrent de la différence et de la solitude apparaît en filigrane un autre leitmotiv de Torseter : la nature. Quand Gravenstein fait référence à l’exploitation abusive de la planète, le héros de Tête de mule aime, lui, camper à la belle étoile, traverser montagnes et forêts et du cœur détruit du troll renaît une drôle de plante…
Øyvind Torseter (2016), Tête de mule, La Joie de Lire. ©
L’ensemble de ces ouvrages laisse, enfin, découvrir la relation très libre qu’entretient Torseter avec le texte. Ce dernier n’occupe en effet qu’une place minime dans ses compositions. Quasi inexistant dans Détours, il n’apparaît dans Le trou qu’à l’occasion de quelques étiquettes sur des cartons ou au cours d’un des (très) rares dialogues. Tête de mule restreint également la place du texte à quelques légendes descriptives et aux dialogues inscrits dans des phylactères. Comme si, de nouveau, cet usage parcimonieux permettait de laisser le lecteur plus libre dans son interprétation du récit…
Et à l’école ?
D’un point de vue visuel, l’œuvre de Torseter offre une multiplicité d’axes de découverte. On pourra exploiter, par exemple, le mode de représentation des personnages, souvent costumés, anthropomorphes mais jamais loin du règne animal. La classe pourra réaliser une galerie de personnages puisés dans les livres de Torseter pour constater leurs dissemblances et ressemblances, analyser les échelles utilisées, la répartition hommes / femmes, les actions dans lesquels ils sont dessinés. Aux élèves de compléter ensuite ce portrait de famille en créant d’autres protagonistes !
Par ailleurs, la proximité avec l’art brut invite bien entendu à découvrir la Collection de l’art brut de Lausanne.
Enfin, Tête de mule offre porte d’entrée fascinante sur les contes. La mise en résonnance avec d’autres récits permettra notamment de faire émerger les éléments structurants du genre : défis, solitude du héros, personnages auxiliaires, etc. Et pourquoi pas, là encore, de laisser l’imagination inventer d’autres histoires…
[1] par exemple : Ina et Aslak, apprentis bûcherons sur une histoire de Tore Renberg (Didier jeunesse) ou Pourquoi les chiens ont la truffe humide de Kenneth Steven (Cambourakis).
Par Cécile Desbois-Müller, médiatrice du livre et critique spécialisée en littérature jeunesse, cecile.desbois@gmail.com
Chronique publiée le 12 septembre 2017