Quand ma pensée se joue de la tienne, ou les tribulations de l’enfant qui déclare que [Ses] parents sont marteaux !
Chronique à partir de l’album « Mes parents sont marteaux » (2009) de Philippe Besnier et Lynda Corazza (Editions Rouergue) et de l’émission RTS « La tête dans les histoires».
P. Besnier & L. Corazza (2009), Mes parents sont marteaux, Arles : Rouergue.©
Un ancrage en didactique du français
Dans la classe de français, les supports sont précieux. L’album « Mes parents sont marteaux ! » a très vite retenu mon attention par la complexité qu’il peut engager au niveau du travail de compréhension, l’une des finalités de l’enseignement du français (CIIP, 2006 ; PER, 2010). Dans cet album, un enfant surprend la conversation de ses parents ; et comme il la prend au premier degré, des malentendus s’instaurent. J’avais ainsi brièvement évoqué et recommandé cet ouvrage aux étudiant.e.s, sans pour autant m’attarder sur les impacts qu’il pourrait produire sur les élèves. La découverte de l’émission TV du 28 septembre 2015, « La tête dans les histoires » me donne le prétexte pour approfondir le dialogue et la réflexion avec un axe didactique, en partant de l’observation des élèves du premier cycle filmés. Ceux-ci nous montrent comment ils proposent une ou plusieurs interprétations à un texte qui n’est pas si évident, puisque chargé de double-sens. Leurs explications sont empreintes de sérieux, d’humour, à l’image du message général de l’album. Je vais également m’autoriser cette modalité discursive dans le cours de ma chronique.
L’émission TSR montre des élèves qui lisent et comprennent un album résistant et omet de retracer le travail de l’enseignant.e. C’est ce que cette chronique va tenter de faire.
Un titre provocateur
D’emblée le lecteur est soumis à un titre provocateur, tant le respect aux géniteurs semble balayé : « Comment oses-tu dire que tes parents sont marteaux ? ». Voici que commence une rencontre passionnante entre un album de jeunesse et l’un des jeunes lecteurs qui annonce face à la caméra, et avec un sourire malicieux que « [Ses] parents sont des marteaux ». Vous aurez sans doute déjà saisi la nuance entre la question que la chroniqueuse vous pose en préambule et le déterminant ajouté au mot marteau par le jeune lecteur filmé. Etre marteau ou être un marteau conduit à des interprétations fort différentes. Pour que cette dernière soit plausible, il est nécessaire de revenir au texte et au contexte. En effet, l’enjeu vise à faire comprendre aux élèves la différence entre sens littéral et sens figuré. Alors, dans une intention didactique, si vous étiez illustrateur, tentez l’exercice pour ces deux segments linguistiques « être marteau / être un marteau » ; puis comparez votre interprétation avec la première de couverture, en recherchant tous les indices illustrant le double-sens.
Le choix illustratif des auteurs pour aider à la compréhension
Où peuvent bien nous emmener les auteurs, Philippe Besnier et Lynda Corazza ? Cet album semble tout approprié non seulement pour rire, mais également pour naviguer dans des interprétations diverses, multiples, et travailler leur plausibilité en fonction des images mentales que chaque élève se fait de la situation et de l’évolution de l’histoire. Bref, un trésor pour aborder la compréhension de texte dans sa dimension du double-sens, partant que les parents dans l’histoire utilisent un langage peu accessible à la compréhension immédiate de leur jeune enfant (une coccinelle qui appuie sur un champignon ou qui manque d’écraser une pervenche ; un vieux monsieur qui hésite entre une religieuse et un chausson aux pommes, etc.).
L’enseignante n’apparaît pas à l’écran, mais nous donne à penser et à constater le travail important qu’elle a réalisé avec ses élèves. Peut-être a-t-elle saisi qu’il valait mieux se cacher sous la coccinelle et ne pas paraître à l’antenne, sous peine d’être arrêtée par un poulet et récolter une amende, pour avoir eu l’outrecuidance de présenter ce plat au menu de la classe de français ; c’est du moins le sens de la réflexion que je soumettrais aux étudiant.e.s en formation initiale afin qu’ils puissent explorer, comprendre, anticiper et planifier comme s’ils prenaient la place de l’enseignante. Je ne la connais pas. Mais je la salue haut et fort d’avoir abordé la visée de compréhension du double-sens, autrement dit, la capacité des élèves à comprendre que les intentions d’autrui, par les mots utilisés, ne sont pas toujours celles que l’on croit. Ou encore que les homophones n’ont de sens que pris dans un contexte plus large. L’enseignante et les auteurs de l’album doivent en connaître un bout à propos des théories de l’esprit, cette approche théorique (Wimmer & Perner, 1983 ; Astington, 1983) éclairant la manière dont les enfants apprennent à saisir les situations sociales (Nader-Grosbois, 2011). Alors testons votre perspicacité par trois exemples, sachant que vous êtes lecteur-scripteur alphabétisé et expert ce que le jeune élève au début de scolarité n’est pas encore (au sens de Ferreiro, 2000).
Première double-page, et déjà plusieurs interprétations
Lorsque vous lisez qu’un « gendarme [a] arrêté une coccinelle qui appuyait trop sur le champignon », quelles images vous viennent à l’esprit ? Dans quel univers sémantique les mots vous ont-ils amenés ? Ah je m’y attendais, le traquenard ne vous atteint nullement puisque vous savez pertinemment que l’univers policier se mêle aux douceurs mycologiques et insectivores uniquement parce que le pyrrhocore (ou communément nommé gendarme) est un insecte. A moins que le code de la route ne surgisse. Alors, point de paysage champêtre et autre bolet : dans la tête du père qui raconte son histoire, en adulte éclairé, l’univers sémantique est bien l’amende en perspective. Dégustez-la, elle est meilleure quand elle est salée !
P. Besnier & L. Corazza (2009), Mes parents sont marteaux, Arles : Rouergue.©
Quand les élèves perdent le fil de l’histoire
Je me permets un grand bond dans le livre, pour mettre à l’épreuve votre perspicacité et vous me suivez toujours, sans que je vous aie prévenu des tribulations de la mère qui a vu un esquimau, une religieuse, un chausson dans un univers bien farineux. Souvent, les étudiants veulent aller trop vite et pensent que travailler une seule fois la compréhension de texte va suffire au développement de connaissances des élèves.
P. Besnier & L. Corazza (2009), Mes parents sont marteaux, Arles : Rouergue.©
Oui, parfois l’un pense que l’autre suit et il poursuit son histoire en passant d’un univers à un autre. Fort heureusement, le lecteur tient son fil rouge, par les intentions des auteurs : une famille qui raconte ses aventures du jour. Je ne me tromperai guère en admettant que nous partageons un univers commun qui nous permette ici de suivre ensemble les tribulations des personnages : chacun d’entre nous est adulte ou père ou mère ou enfant, et chacun a au moins vécu un événement du jour qu’il est capable de raconter.
L’enfant de l’album raconte sa journée
P. Besnier & L. Corazza (2009), Mes parents sont marteaux, Arles : Rouergue.©
Alors quand vient le tour du bambin de raconter sa journée dans l’album, les parents sont inquiets : leur fils est devenu tortionnaire en volant la chemise à son camarade. Est-ce la raison pour laquelle la maman le déshabille (l’image le dit par ailleurs) pour l’envoyer au lit ? En tous les cas, l’histoire finie comme toute situation familière, si ce n’est la chute qui relance la réflexion de plus belle. Le bambin se retrouve seul dans son lit à ruminer la dernière réplique « Tu nous prends pour des andouilles ? ». Alors vous, comment dessineriez-vous les parents si vous étiez les auteurs ? Avec ou sans marteau ?
P. Besnier & L. Corazza (2009), Mes parents sont marteaux, Arles : Rouergue.©
Christine Riat enseigne à la HEP BEJUNE en didactique du français, Christine.Riat@hep-bejune.ch
Chronique publiée le 30.05.2016.