Parcours au cœur de la photolittérature

Alors qu’une précédente chronique présentait toute la richesse des albums sans texte2, le pouvoir littéraire des illustrations ainsi que la subtile lecture qu’ils imposent, Voie Livres vous propose aujourd’hui une chronique autour d’un autre genre, la « photolittérature » (Montier, 1998), qui convoque certes l’image, mais à l’aide d’un support plus confidentiel en littérature de jeunesse, la photographie.  

Que peut représenter l’apport du médium photographique dans les ouvrages à destination des plus jeunes ? Initialement boudés ou critiqués lors de leur émergence, les ouvrages de photolittérature sont depuis les années 1980-1990 des supports riches et variés choisis pour explorer une grande diversité de champs. Souvent méconnus ou délaissés au profit des albums illustrés ou livres documentaires, les albums photographiques regorgent pourtant de trésors. Les mots de Michel Defourny au sein de la préface de l’ouvrage Cent cinquante ans de photolittérature pour les enfants (Le Guen, 2022) l’attestent :  

« (…) un album photographique, en montrant, en racontant, en mettant en scène, est une œuvre passionnante dans les mains d’un enfant. Regard porté sur le monde par un artiste sensible à la lumière, au cadrage, à la couleur, à l’instant … que celui-ci soit fugace ou moment d’éternité. » 

 

Qu’est-ce que la littérature photo-illustrée ? 

La photolittérature désigne trois types d’ouvrages :  

  • les livres écrits par des auteurs à partir de photographies, 
  • des livres dans lesquels les photographes créent à partir d’un récit,  
  • des livres dont le récit et les photographies sont réalisés par une seule et même personne. 

Laurence Le Guen mène des recherches sur la littérature jeunesse. Elle se spécialise dans les livres pour enfants qui utilisent l’art photographique. A travers ses travaux, la chercheuse analyse les interactions entre la littérature et la photographie. 

Au cœur de Cent cinquante ans de photolittérature pour les enfants, publié aux éditions Memo en 2022, l’autrice retrace la longue histoire de ce domaine depuis le 19ème siècle à travers un parcours chronologique. A la suite de la lecture de son ouvrage, j’ai souhaité vous partager quelques coups de cœur. Avant cela, plongeons brièvement dans l’histoire de la photolittérature jeunesse.  

Première et quatrième de couverture. Cent cinquante ans de photolittérature pour les enfants, Laurence Le Guen © Ó Memo, Collection Les monographies, 2022 

L’apport de la photographie dans les ouvrages de littérature jeunesse

« L’analphabète de demain ne sera pas celui qui ignore l’écriture, mais celui qui ignore la photographie » (László Moholy-Nagy, 1928)

C’est en appui sur cette célèbre phrase que le colloque international « Photolittérature, littératie visuelle et nouvelles textualités » de 2012 met en exergue l’apport du médium photographique au sein des ouvrages littéraires. Paul Edwards, Vincent Lavoie et Jean-Pierre Montier défendent la photolittérature comme « un opérateur théorique permettant de repenser les rapports d'autorité entre le texte et l'image, les régimes de l'illustration et les fondements épistémologiques du livre ».

En littérature jeunesse, l’emploi de la photographie a évolué au cours du temps comme l’évoque la petite histoire de la photographie dans le livre pour enfant dont voici un bref résumé.

© bibliotheque.toulouse.fr

D’abord envisagée comme marqueur de réel dans la littérature, l’illustration photographique est surtout privilégiée à la fin du 19e pour représenter le monde. Le médium est utilisé dans les ouvrages pour favoriser l’adhésion du jeune lecteur grâce à l’insertion d’éléments issus de la réalité pour illustrer la fiction comme dans Le testament d’un excentrique (Jules Verne, 1862), roman comportant des illustrations de Georges Roux ainsi que 35 photos des États-Unis.

Extrait. Le Testament d'un excentrique, Jules Vernes, 1862. © Gallica, Bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, 2018

A partir des années 1930, une visée pédagogique apparait : des albums narratifs proposés par de grands photographes ou des éditeurs engagés se multiplient mais resteront minoritaires dans le champ de la littérature jeunesse face aux critiques et réticences. « Peu lisible par les enfants », « réalité trop figée » « représentation de la violence du monde sans filtre et sans distanciation possible », la photographie ne stimulerait pas l’imaginaire de l’enfant en offrant une vue « plate » ou brutale du réel. Ainsi, malgré l’édition d’albums de grands photographes et la diversité des propositions au fil du 20e siècle, l’idée perdure qu’une photographie dans le livre pour enfants ne peut être aussi symbolique qu’une image graphique. Il faudra attendre le début du 21e siècle pour que la photolittérature s’impose comme un genre et que les éditeurs offrent un panel d’ouvrages tels que des imagiers doublés d’une dimension sensible et poétique ou ludique ou encore des albums narratifs mêlant illustrations graphiques et photographies et des recueils de poésie… Aujourd’hui, « la photographie se révèle être un medium capable de susciter l’imaginaire des enfants, au même titre que l’image graphique. La photolittérature permet ainsi à l’enfant d’entrer dans l’art, mais aussi d’aiguiser son regard pour comprendre, décrypter, réinventer le monde autour de lui ».

Trois coups de coeur pour la classe

Cycle 1 : Nicolette Humbert, Que s’est-il passé ?

Première de couverture. Que s'est-il passé, Nicolette Humbert © Editions La joie de Lire, 2014

Organisé en double-page, cet album invite les enfants à observer et à comparer deux photographies. Sur la page de gauche, une situation initiale ; sur celle de droite, la même situation quelques instants plus tard, toute chamboulée (le château de sable renversé par une vague, le pommier plein de fruits puis seulement feuillu, la piscine vide puis remplie) ….

Extrait. Que s'est-il passé, Nicolette Humbert © Editions La joie de Lire, 2014

Que s’est-il passé ? La question ouverte invitera les élèves tout d’abord à échanger et à expliquer à l’oral leurs idées et hypothèses. Trouveront-ils les indices qui leur permettront de déduire ce qui a pu se passer d’une photographie à l’autre ? L’action n’est pas représentée : place à la déduction mais aussi à l’imagination ! Décrire, réfléchir, imaginer, expliquer… que de beaux échanges en perspective.

Autres pistes possibles :

  • Productions orales : enregistrer les diverses explications orales des élèves et les proposer à l’écoute sous forme de QR-code avec l’album en support.
  • Productions d’écrits pour les plus grands : écrire l’évènement reliant les deux photographies.
  • Réaliser l’album de la classe à travers des situations d’école : Que s’est-il passé chez les 1P ? Puis transmettre l’album à une autre classe de l’école ou aux parents.

Cycle 2 : Martine Camillieri, Le Trop Petit Poucet

Cet album revisite de manière humoristique le conte de Charles Perrault Le Petit Poucet.

Première de couverture. Le Trop Petit Poucet, Martine Camillieri © Seuil jeunesse, 2018.

L’autrice utilise le medium photographique pour nous emmener au pays des contes. Attention, ne vous fiez pas à la simplicité de la couverture… Martine Camillieri met en scène des objets du quotidien, des jouets et figurines via une scénographie pleine de poésie et de facéties. D’une richesse graphique et narrative, l’histoire est support à de multiples pistes de lecture : celle-ci peut en effet prendre divers chemins et être transformée, enrichie ou simplifiée au gré des envies.

Extrait. Le Trop Petit Poucet, Martine Camillieri © Seuil jeunesse, 2018.

Des pistes d’exploitation possibles :

  • Comparer la version traditionnelle de Charles Perrault et celle revisitée de Martine Camillieri
  • Travailler l’humour à travers l’étude du ton du récit, les expressions, les surnoms ou noms humoristiques, les clins d’oeil.
  • Travailler le lien texte-image : les photographies racontent-elles la même histoire que le texte ?
  • Observer les photographies : quelles émotions suscitent-elles chez le lecteur ? Quels objets du quotidien sont utilisés ?
  • Productions d’écrits / Arts plastiques : ajouter des évènements supplémentaires et effectuer les décors
  • Travail en réseau : les contes traditionnels – Les contes revisités – L’univers de Martine Camillieri

Cycle 3 : François David et Elis Wilk, Ma mamie en Poévie.

Cet album touchant allie l’écriture poétique de François Davis aux illustrations en technique mixte (collage d’éléments photographiques et aplats de couleurs) d’Elis Wilk. L’aspect surréaliste des illustrations permet d’approcher de manière délicate les thèmes de la vieillesse, des relations entre grands-parents et enfants et de la maladie d’Alzheimer, qui n’est jamais explicitement nommée. A travers les yeux de sa petite-fille, nous découvrons au fil des pages une mamie originale, poète et créative. L’album existe également sous format numérique interactif enrichi.

Première de couverture. Ma Mamie en Poévie, François David et Ellis Wilk © CotCotCot Editions, 2018

Ma Mamie en Poévie, François David et Ellis Wilk © CotCotCot Editions, 2018

Des pistes d’exploitation possibles :

  • lecture et compréhension de l’écrit, étude de la langue (morphologie et formation des mots, relations sémantiques, catégorisations et champs lexicaux)
  • l’écriture créative
  • documents composites : représentation et narration
  • littératie numérique : utiliser et connaître l’organisation d’un livre numérique, créer et mettre en forme du contenu, comprendre des contenus multimédias via l’analyse de la relation texte-images-animations.

Pour conclure … de la textualité de la photographie au texte en image.

De la retouche photo à l’image générée par IA, une dernière piste de lecture

A travers ces quelques exemples, nous avons pu aborder la textualité de la photographie selon une visée littéraire. La photolittérature est également présente dans les ouvrages documentaires ou les reportages. En outre, comme le suggère Laura Sibony dans son ouvrage, FantasIA, l’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) générative et sa fulgurance interroge cette textualité
avec un nouveau regard à l’heure où des invites écrites suffisent à produire une image photoréaliste selon deux extrêmes : désinformations et créativité. L’usage de l’IA peut sans nul doute être utile au support littéraire et imaginaire et donc à la photolittérature. Prenons garde cependant, à éveiller nos élèves (et parfois nous aussi, adultes) à un usage éthique de ces images photoréalistes et à nous méfier de notre regard parfois si crédule.

La photo en question, David Groisson et Pierangélique Schouler © Actes Sud Jeunesse, 2024

Pour aller plus loin

Les éditions CotCotCot nous ont signalé la réédition (avec de nouvelles photogravures) de l'album Le Sourire de Suzie d'Anne Crahay (septembre 2024) , mais aussi l'existence de leur collection « Les baladeurs » regroupant des livres au petit format dans lesquels les mots côtoient toujours le médium préféré des explorateurs et exploratrices : la photographie. Sont déjà parus L'art de ne pas lire d'Elisa Sartori (janvier 2024) et Laisse de mer de Marie Saille (avril 2024). Le troisième titre de la collection paraîtra chez CotCotCot dans le courant du deuxième trimestre 2025. Il s'agira d'une collaboration entre la photographe Marie Meuleman et la poétesse Françoise Lison-Leroy (prix triennal de poésie de la Fédération Wallonie-Bruxelles 2016). Cette collection a notamment été présentée par la librairie La Grande Ourse à l'occasion du Gros Week-End de Livre de la BIP (Biennale de l'Image Possible) dédié au livre d’artiste et de photographie. N’hésitez pas à découvrir ces ouvrages, de véritables pépites !

Références

Références - Photolittérature :

  • https://perso.univ-rennes2.fr/laurence.leguen.
  • https://miniphlit.hypotheses.org/
  • https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/lectures-jeunesse/splendeurs-de-la-photolitterature-taka-chan-et-moi-1237283
  • https://regards-miroir.fr/articles/inspirations-photographie-enfance-jeunesse-episode1/
  • Revue internationale de photolittérature et répertoire : http://phlit.org/press/?page_id=2570
  • Archipel – Revue littéraire romande, n° 42, Photolittérature, Lausanne, Archipel, 2020.
  • https://www.fabula.org/actualites/50832/colloque-photolitterature-litteratie-visuelle-et-nouvelles-textualites.html
  • https://expo.rosalis.bibliotheque.toulouse.fr/clic-clac/chapitre/petite-histoire-de-la-photographie-dans-le-livre-pour-enfant-2/

Références - Intelligence artificielle :

  • Fantasia - Contes et légendes de l'intelligence artificielle - Laura Sibony (Grasset, 2024)
  • https://www.rts.ch/play/tv/rts-decouverte/video/quand-lintelligence-artificielle-cree-des-images---?urn=urn:rts:video:14529584

Chronique rédigée par Charlotte Lebreton, assistante-doctorante à l’UER de didactique du français, HEP Vaud (charlotte.lebreton@hepl.ch)