Les animaux en littérature jeunesse : pas si « bêtes » que ça ! (3/3)
CE QUE LES ANIMAUX RACONTENT…
Evoquer celles et ceux qui développent aujourd’hui des fresques animalières fait surgir en arrière-fond l’histoire de la littérature jeunesse – Beatrix Potter et Arnold Lobel en tête. S’il est fascinant d’étudier le compagnonnage mutuel entre ces classiques et les productions contemporaines, il est tout aussi passionnant de questionner le rôle tenu par les animaux dans quelques-uns de ces grands récits.
Celle que fut Beatrix Potter (1866-1943)
Traduite en 35 langues, vendue à plus de 150 millions d’exemplaires, l’œuvre de Beatrix Potter – publiée, dans sa forme originale, en petits livres au format précieux – jouit d’un immense prestige en Grande-Bretagne. D’abord plus confidentielle dans sa version française, elle suscite actuellement un véritable engouement : la vie de l’auteure a inspiré un roman à Marie-Aude Murail (Miss Charity, 2008 ; depuis adapté en bande dessinée chez Rue de Sèvres) et un film (Miss Potter, 2006) ; ses personnages ont également été portés à l’écran (Pierre Lapin, 2018).
Issue d’une famille de la bourgeoisie victorienne[1], la jeune Beatrix est laissée à la garde de gouvernantes. Pour chasser l’ennui, elle passe son temps à observer les animaux – lapins, chauve-souris, lézards, hérissons... – et à les dessiner. Les années passant, son trait acquiert une précision scientifique, et son âme de naturaliste la mène vers des recherches sur les lichens. Malgré tous ses talents, cette écologiste de conviction ne parvient pas à intégrer la Royal Botanic Gardens, alors réservée aux hommes. A défaut, elle entreprend d’écrire les histoires fictionnelles de ces animaux si souvent examinés et croqués. Le premier de ces récits, et l’un des plus populaires, raconte l’histoire de Pierre Lapin et de ses frères, Flopsaut, Trotsaut, Queue-de-Coton. Désobéissant à sa mère, Pierre s’aventure dans le jardin de MacGregor pour y déguster laitues, haricots verts et radis mais le fermier l’aperçoit et se met à sa poursuite… Le manuscrit peine à trouver un éditeur avant de tomber entre les mains de l’éditeur Frederick Warne (1902). Dès lors, vingt-deux autres tales suivront procurant à leur auteure une autonomie financière rare pour une femme de cette époque.
L’univers de Pierre Lapin prend place dans une campagne idyllique – celle du village de Sawrey où Beatrix Potter achète la ferme de Hill Top en 1905. Héroïnes et héros, sauvages ou domestiques, sont habillés, et doués de parole. Si les animaux se confrontent régulièrement à l’espèce humaine (le père de Pierre finit ses jours en pâté !), ils en partagent pourtant les tempéraments et sentiments. Cet anthropomorphisme est contrebalancé par la précision anatomique du trait de Beatrix Potter : ici, les lapins ressemblent à des lapins et conservent un mode de vie animal.
Aux élèves, on pourra présenter l’anthologie Le grand livre de Beatrix Potter (Gallimard jeunesse, 1989). Aux côtés de Pierre Lapin qui brave la fourche de MacGregor, Sophie Canétang entend couver ses œufs malgré la femme du fermier ; quand à Tom chaton et ses frères, ils se débarrassent de leurs habits trop propres, trop encombrants, pour mieux s’amuser… Cette propension à perdre ses vêtements est commune à de nombreux personnages : volontairement abandonnés ou arrachés par un autre, ces costumes semblent cacher la véritable « nature » – libre et enfantine – des héros et héroïnes. Car si ces hérissons ou chatons imprudents et impudents sont réprimandés voire sévèrement punis, l’empathie de l’auteure pour eux est manifeste. On pourra raconter à la classe que la jeune Beatrix Potter tenait des carnets intimes où elle exprimait (dans un langage codé) sa lassitude, sa frustration, des carcans traditionnels et bourgeois. Ce besoin de liberté transparait dans nombre de récits dont L’histoire de Miss Kitty, conte écrit en 1914 et resté inédit jusqu’à sa publication en 2016 (Gallimard jeunesse). Miss Kitty, chatte d’apparence très respectable, tient en journée compagnie à une vieille dame, mais dès la nuit tombée, part braconner sous le pseudonyme de Miss Catherine St Quintin. Cruellement sanctionnée de sa témérité (elle perd un orteil dans l’histoire), la chatte, mise en images pour l’occasion par Quentin Blake, dupe et défie néanmoins son monde pour le plus grand plaisir des lecteurs : la liberté inclut quelques risques semble simplement prévenir l’auteure.
Celles et ceux qu’elle a marqués
Dans Les riches heures de Jacominus Gainsborough (Sarbacane, 2018), Rébecca Dautremer – artiste qui explore tant de champs créatifs[2] – peint pour la première fois des animaux humanisés. Elle y raconte – dans des pleines pages, magnifiques peintures hautement référencées, alternées avec des vignettes teintées de mélancolie et des portraits – le bonheur d’être en vie à travers le destin d’un lapin humble et fragile dont la grand-mère se prénomme… Beatrix ! La clé étant donnée, on pourra, sans risque d’interprétation, faire admirer cette recherche artistique et naturaliste qui rend Jacominus « plus vrai que nature », comme l’était Pierre Lapin. Puis, confronter ces deux héros. Pierre vit à la campagne sa vie d’animal, au jour le jour ; lui et son cousin Jeannot affrontent mille dangers dans le jardin interdit sans que ces péripéties ne les transforment ou ne les fassent « grandir » (alors que la famille se transforme). Le Jacominus de Rebecca Dautremer mène une vie profondément humaine, en ville, en vacances sur la plage, à la guerre ; paré d’un handicap, il naît, grandit et vieillit en ayant eu le bonheur d’aimer. Si Pierre semble porter la vision quasi-politique de son auteure, Jacominus témoigne d’un rapport à l’existence, plus personnel et intime, inscrit dans le temps. D’un de ces moments vécus et pacifiés, Rebecca Dautrement révèlera l’intensité avec Midi Pile (Sarbacane, 2019). L’album narre trois riches heures de la vie de Jacominus, parenthèses d’éternité, heures de l’attente, temps d’abord alangui qui soudain s’accélère avant l’événement. Car Jacominus a donné rendez-vous à Douce sur le port, à midi pile, heure à laquelle partira son bateau. A travers des pages découpées d’une beauté rare, les élèves suivront le chemin emprunté par Douce, pas après pas, jusqu’à celui qui lui demandera à son tour de l’attendre…
Kitty Crowther a elle aussi beaucoup lu Beatrix Potter ; elle l’annonce dès la dédicace de Scritch scratch dip clapote ! (L’école des loisirs, 2002) : « Pour mon père et pour Jeremy Fisher ». Qui est ce mystérieux Jérémy Fischer ? Un crapaud répondant en français au nom de Jérémie Pêche-à-la-ligne. Ce batracien « vivait dans une maison humide, au bord d’un étang, parmi les boutons d’or. A l’arrière de la maison et dans la cuisine, le sol était recouvert d’une eau glissante. Mais Jérémie aimait avoir les pieds mouillés et il n’était jamais enrhumé. » Un jour, alors qu’il se dispose à pêcher un vairon « bien gras », il se retrouve tout-à-tour pincé à l’orteil par un scarabée d’eau, mordu par une épinoche, moqué par les autres poissons, attrapé par une truite avant d’être recraché… Dans Scritch scratch dip clapote !, Jérôme (remarquez l’initiale du prénom !) vit aussi les pieds dans l’eau, et affronte également des dangers, ceux de la nuit, ceux de la peur. C’est en s’installant avec son père sur un nénuphar qu’il comprend d’où proviennent ces son. Les élèves remarqueront certainement que les images de cette scène réconfortante pourraient s’envisager comme un clin d’œil à celles de Jérémie avant sa partie de pêche…
Ce qu’écrit et dessine Arnold Lobel (1933-1987)
Dessinateur et auteur américain de la littérature jeunesse, Arnold Lobel mettait lui aussi en scène des animaux anthropomorphisés. Ses histoires touchent à un quotidien teinté d’étrange, de merveilleux : Hulul le hibou a peur des inquiétantes bosses que font ses pieds sous sa couverture et sait faire du thé aux larmes ; un souriceau entreprend un si long voyage que l’auteur place sur sa route un marchand de pieds ; une autre souris prend un bain et finit par inonder toute la ville tant elle est sale… (7 histoires de souris). Lire l’anthologie Hulul et compagnie (L’école des loisirs, 2001) procure le plaisir intense de plonger dans l’imaginaire enfantin et ses interprétations magiques. Avec les élèves, on pourra lire des histoires courtes, savoureuses car empreintes de nonsens anglais, alternées avec d’autres, plus longues.
Un focus pourrait être porté sur Oncle Eléphant, dans lequel ce vieil animal s’occupe quelques jours de son neveu. Couvert de rides, vêtu d’habits mornes, ce dernier va se révéler poète, conteur, compteur de poteaux télégraphiques, rythmant ses phrases comme on rythme la vie, en accord avec l’univers : « J’ai plus de rides qu'un arbre n’a de feuilles. J’ai plus de rides que la plage n’a de grains de sable. J’ai plus de rides que le ciel n’a d’étoiles ». Lui qui trouve que la vie passe trop vite n’en finit pas de la célébrer, rendant extraordinaire l’arrivée de l’aurore, un dîner au clair de lune, et chaque instant passé à deux.
Ranelot et Buffolet aiment aussi passer du temps ensemble. Ses deux-là sont pourtant bien différents : le premier, peu sûr de lui, a besoin de tout le calme et l’assurance de son compagnon pour traverser des situations complexes (la crainte des regards moqueurs, l’angoisse de ne pas voir arriver une personne attendue, l’embarras quand une glace fond…) et dépasser ses propres limites, tels son manque d’entrain ou sa peur de l’imprévisible. Dans ce couple, jamais Buffolet ne juge Ranelot qui rencontre tant de difficultés ; au contraire, il lui apporte l’équilibre nécessaire pour continuer à être celui qu’il est. Cette bienveillance, cet amour inconditionnel, présents chez Oncle éléphant et tant d’autres histoires d’Arnold Lobel, semblent être le cœur du propos de l’auteur.
Ce que c’est que l’amitié
Dans une interview au site Ricochet[3], l’auteure et illustratrice Mélanie Rutten explique comment ses premiers livres (Öko, un thé en hiver, 2010 ; Mitsu, un jour parfait, 2011 ; Eliott et Nestor, l’heure du matin, 2012 ; Nour, le moment venu, 2012 ; tous publiés chez Memo) sont un hommage à l’œuvre de Lobel tant par le découpage des histoires en chapitres, que par la prégnance des saisons, ou cette préférence pour des personnages imparfaits, sensibles et émotifs, rencontrant difficultés et peurs. Dans sa tétralogie, chaque livre raconte un moment de l’existence couplé à une saison : Nour collectionne les instants rares et, pendant ce printemps, patiente en attendant une surprise promise ; le doux Öko se confronte, lui, à la mort réelle et symbolique, dans un tome hivernal ; Mitsu cherche et trouve le jour parfait aux couleur d’automne ; et puis, il y a Elliot et Nestor qui peinent à s’accepter dans leurs différences : Nestor et son tempérament explosif, ses petites obsessions – l’heure, l’ordre, les listes – viennent à bout de la patience d’Eliott l’éléphant qui se montre, lui, trop envahissant aux yeux de Nestor. Après une dispute, l’orage d’été les rapprochera finalement… Cela sera certainement un grand plaisir pour les élèves de faire la connaissance de ces deux-là, si proches de nous, si proches de Ranelot et Buffolet. On pourra faire remarquer comment, chez Mélanie Rutten, la présence des animaux fait sens avec leur environnement naturel, calme, coloré sur fond blanc, comment leurs comportements s’accordent avec les saisons, comment la nature rythme leur existence dans un rapport qui nous parle de la grande histoire… celle l’univers. Cette lecture-là s’impose comme une invitation à relire l’œuvre de Lobel.
Immense est la chaîne de l’amitié ! Parmi quelques autres compères irrésistibles figurent Bob et Marley. Là aussi, ce duo improbable d’ours créé par Frédéric Marais et Thierry Dedieu (Seuil jeunesse), joue des caractères opposés pour dire la complicité, l’entraide, la générosité, la douceur. Les lecteurs et lectrices s’identifieront qui au plus grand, qui au plus petit, dans cette relation faite d’apprentissages et d’échanges (unidirectionnels toutefois dans une relation qu’on pourrait dire de maître à élève).
Et puis aussi…
Autre récit phare qui a marqué l’histoire de la littérature de jeunesse : Le vent dans les saules de l’écrivain écossais Kenneth Grahame (1859-1937), contemporain de Beatrix Potter. Dans ce roman, paru en 1908 et très populaire Outre-Manche, on suit quatre amis embarqués dans un voyage imprévu sous l’impulsion de Crapaud, personnage riche et vaniteux. Sujet à de nombreuse lubies et obsessions, il entraîne Taupe d’un naturel plutôt casanier, le joyeux Rat et le taciturne Blaireau, dans des aventures le long de la rivière, rythmées par des accidents, enlèvements, séjours répétés en prison et évasions ! Traduit en français en 1935, adapté en bande dessinée par Michel Plessix (Delcourt, 1996-2001), le récit mêle tribulations, camaraderie et moralité : Crapaud, bonimenteur et prétentieux, perd toute sa fortune, mais garde l’attachement sincère de ses amis ; pour clore son périple, il décide de faire amende honorable auprès de celles et ceux qu’il aurait volé.e.s ou blessé.e.s. On aime percevoir ici l’écho des fables d’Esope et peut-être même Crapaud, avec son caractère si complexe, nous rappellerait-il le goupil malhonnête et malicieux du Roman de Renard. La particularité de ce récit repose aussi sur sa part de mysticisme[4] : ainsi Rat et Taupe partis à la recherche du fils de Loutre recevront-ils l’aide du dieu Pan (être hybride, mi-homme, mi-bouc) qui effacera ensuite les souvenirs de cette rencontre…
Ce rapport au merveilleux naturel se retrouve dans quelques œuvres d’aujourd’hui.
Antoon Krings aime les jardins, celui de Beatrix Potter dont il découvre l’univers étant enfant, celui de ses parents aussi, havre de paix, d’ennui et de création, celui enfin qu’il a créé pour héberger ses « Drôles de petites bêtes » (Gallimard jeunesse). Au fil de ses albums, cet auteur-illustrateur d’origine flamande et française crée une communauté de bestioles aux tempéraments prononcés. Douées de parole et de leur raison, ces petites bêtes dessinées à la gouache renvoient aux natures mortes néerlandaises, si appréciées de l’auteur, où toujours roses et tulipes dissimulent coquillages et insectes. Loulou le pou (1995), Mireille l’abeille (1994), Léon le bourdon (1995), Carole la luciole (1995), Capucine la coquine (2018)… évoluent dans un microcosme féérique : là sont gardées intactes les croyances enfantines, mais aussi celles – populaires au XIXe siècle anglais – qui font la part belle aux fées, lutins et autres esprits.
Pour entrer dans ce monde parallèle, il faut se faire lilliputien, franchir la porte – minuscule - de la magie qui parfois reste inconnue aux adultes. Derrière elle, l’incroyable défilé commence ! Génies de la forêt, les personnages arborent des éléments vestimentaires marquants (le caleçon et le petit pull étriqué d'Antonin, le tutu de danseuse de Juliette, le petit tablier de Marie, les mitaines d'Oscar...), chapeaux et couvre-chefs (le canotier de Barnabé, le haut-de-forme de Loulou…), coiffures sophistiquées (Antoon Krings a été designer textile, et ça se voit !).
Lors d’une exposition qui lui était consacrée au Musée des arts décoratifs de Paris, l’auteur-illustrateur expliquait : « la nature est mon vrai terreau, mon vrai sujet, et un motif que je ne cesse de réinterpréter au fil de mes albums ». A cette nature, il insuffle un supplément d’âme et d’émotions avec ses personnages. Et si certaines sont liées à notre réalité contemporaine, cette nature semble rester intacte, comme protégée par swa forces tutélaires qui l’ont, avant lui, célébrée – Jean-Jacques Granville, Benjamin Rabier, Beatrix Potter, Buffon, Jean-Baptiste Oudry –, invités discrets de chaque album d’Antoon Krings.
Une autre grande fresque animalière et spirituelle est celle de « La famille Souris » (L’école des loisirs). Kazuo Iwamura a imaginé cette tribu de quatorze, obligée de fuir une forêt abîmée par l’homme, qui investit un lieu protégé, une maison et tout un espace quasi sacré autour. Un article captivant[5] analyse cette épopée par le prisme de ce qu’elle dit du rapport à l’espace dans la culture japonaise. Par là, on comprend que l’auteur-illustrateur raconte, à travers l’histoire – transposée au monde animal – d’une famille traditionnelle, l’histoire du Japon et sa relation mystique à la nature.
Bien d’autres créateurs et créatrices s’emparent de la présence animale pour créer le temps d’albums un espace imaginaire. Il faudrait bien sûr citer Stephanie Blake, et son lapin, qui ne veut aller ni à la piscine, ni à l’école, et dédramatise un quotidien connu des lecteurs et lectrices ; mais aussi Olivier Tallec son Grand Loup et Petit Loup, les personnages de Malika Doray, si gais et colorés, remplis d’émotions accueillies par l’auteure, ou encore l’univers d’Emilie Vast. Autant d’auteur.e.s, autant de livres à découvrir…
Par Cécile Desbois
[1] Lire notamment : https://www.lemonde.fr/livres/article/2007/04/05/beatrix-potter-l-avant-gardiste_892018_3260.html
[2] Récemment encore, elle réalise l’adaptation graphique du roman de John Steinbeck Des souris et des hommes (Tishina).
[4] Pour certains, ce texte serait fondateur d’un genre propre : la « Fantasy animalière » dont trouve une définition ici.
[5] https://journals.openedition.org/strenae/526