Le Petit Chaperon rouge, vert, bleu et tous les autres
Pourquoi rit-on lorsqu’on lit l’ouvrage « Le chat, le chien, le superhéros, le Chaperon rouge, le loup et la grand-mère » ? Pourquoi se délecte-t-on d’un récit qui répond à un horizon d’attente connu et qui, simultanément, déjoue ce même horizon ? Sans chercher à démystifier les mécanismes du rire, on peut avancer que c’est là le principe même de la parodie : référer à une figure ancrée dans notre « bibliothèque intérieure[1] » tout en la détournant. C’est ce principe qu’on vous invite à explorer le temps d’une chronique. La parodie et ses dérivés, on les rencontre régulièrement dans des expériences du quotidien : lorsqu’un humoriste imite les habitudes de langage et les tonalités de nos politiciens, lorsqu’un slogan publicitaire réfère au « grand méchant loup » pour vendre des biscuits ou une voiture, ou encore lorsqu’on est déçus du dernier film à la mode et qu’on le qualifie de « parodie » de thriller. Sachant que la parodie fait désormais partie de notre référent culturel, on peut se demander si et comment ce genre littéraire est entré dans les classes, dans les programmes scolaires et dans les habitudes de lecture.
La parodie, qu’est-ce que c’est ?
Dans les manuels scolaires ou dans les pratiques enseignantes, lorsqu’on rencontre l’étude de la parodie, c’est habituellement sous la forme particulière de la parodie de conte. En effet, la parodie n’a de sens et d’existence qu’en relation avec un texte premier, un référent appelé parfois texte-source ou texte princeps. Le conte représentant l’un des genres majoritairement travaillés dans les degrés de la fin du primaire et du début du secondaire, sous ses différentes déclinaisons (conte étiologique, conte des origines, conte merveilleux…), il semble que la parodie, lorsqu’elle devient un objet d’enseignement et d’apprentissage, s’incarne plus volontiers dans la « parodie de conte ».
Pour D. Sangsue (2007), le sens de la parodie est à rechercher dans son étymologie : « para-» signifiant à la fois « à côté » et « contre », la parodie est un genre littéraire impliquant la réécriture ludique d’un texte, combinant proximité et distance. Autrement dit, pour qu’une parodie fonctionne, le lecteur doit être capable de reconnaître le texte-source, objet de la parodie, et simultanément d’identifier les évolutions du texte second. En didactique du français, Y. Reuter (1984), quant à lui, définit la parodie comme « la production d'un texte (B) où l’on doit déceler facilement un texte ou un genre (A) transformé à des fins humoristiques » (p. 82).
Parmi les différentes caractéristiques de la parodie, on retiendra les suivantes qui semblent particulièrement adaptées à un travail en contexte scolaire : la transposition spatio-temporelle, la dégradation et l’inversion (Reuter, 1984 ; Petitjean, 1984). A la place du lieu et du temps indéterminée du conte-source, la parodie de conte place l’histoire dans un espace-temps situé. Dans le cas d’une actualisation du récit, le comique est porté par un décalage entre des éléments jugés désuets et le contexte contemporain dans lequel ces derniers sont transposés. La trivialisation qui s’ensuit apparaît comme une forme de dégradation de l’histoire. L’inversion, enfin, peut porter sur des associations de mots, des contrepèteries, mais également sur les personnages, les situations et les valeurs, comme dans l’exemple d’un Chaperon Rouge dégourdi qui berne un loup devenu végétarien (De Lestrade, Bravo, 2005). Autant de caractéristiques et de procédés de transformations dont on suppose déjà qu’ils pourront faire l’objet d’un travail avec les élèves[2]. Le plan d’études romand suggère d’ailleurs un travail au cycle 3 sur les relations intertextuelles, la connaissance des œuvres passant notamment par les relations que celles-ci entretiennent entre elles.
Pourquoi lire une parodie peut être une tâche ardue
La définition esquissée ci-dessus le laisse supposer : l’élève doit mobiliser une pluralité de compétences pour qu’il puisse lire et comprendre un conte parodique et goûter l’effet de comique.
Prenons l’exemple de l’album « Le plus gentil loup du monde ». En premier lieu, l’élève doit déceler qu’il s’agit d’une récriture parodique d’un conte, en identifiant l’« écart esthétique » (Jauss, 1978) entre le conte princeps et le conte détourné. Cet écart esthétique, constitué d’une combinaison de procédés, doit témoigner d’une stabilité dans certains éléments phares du récit pour qu’on reconnaisse ce dernier et simultanément d’un détournement, soit du contexte, soit des traits caractéristiques des personnages, soit encore de la résolution du récit.
En deuxième lieu, l’élève doit parvenir à identifier le conte princeps, en recourant à sa bibliothèque intérieure. En effet, s’il ne connaît pas le personnage du Petit Chaperon Rouge, ni le déroulement du récit initial, l’effet comique d’un loup végétarien sera manqué. Or, un travail de recherche mené récemment dans le canton de Vaud a montré des lacunes importantes chez les élèves des degrés 5P et 6P dans la connaissance des contes dits traditionnels[3].
Enfin, mesurer un écart par rapport à une norme demande un bagage de culture générale : afin de saisir l’effet parodique, il s’agit de faire état de connaissances en sciences naturelles – le loup est un carnivore –, mais également de connaissances littéraires, car le loup est une figure stéréotypée, notamment en littérature de jeunesse : dans l’économie du récit et dans la relation aux autres personnages, il occupe des rôles archétypiques, notamment celui de « grand méchant loup » (Bonnéry, 2010).
Dans cette idée de transmettre aux élèves les connaissances et les compétences requises par un travail sur la parodie, C. Connan-Pintado (2009) énonce cinq domaines à explorer, justifiant ainsi l’intérêt d’en faire un genre scolaire et signalant la complexité de cet apprentissage :
- linguistique, car les élèves doivent porter une attention soutenue aux formes du texte-source et du texte second ;
- encyclopédique, lorsque les élèves réalisent une transposition spatio-temporelle ;
- logique, lorsqu’ils relient entre eux ces éléments issus du texte-source et du texte second ;
- rhétorique, s’agissant de s’interroger sur le nouveau genre et sur la réécriture ;
- idéologique, concernant les nouvelles valeurs qui s’incarnent dans le texte second.
Des supports pour travailler autour de la parodie
Si l’on souhaite travailler la parodie avec ses élèves, on peut travailler tout d’abord en amont et contribuer à enrichir la bibliothèque intérieure de chacune et de chacun. Lire et faire lire des contes traditionnels constitue une piste tellement évidente qu’on hésite à la citer, mais le manque avéré de familiarité de nombreux élèves avec le Petit Chaperon Rouge, Peau d’Âne, Cendrillon ou le Petit Poucet montre qu’il n’est pas si trivial de la rappeler : cette littérature ne faisant pas partie de facto des habitudes de lecture de toutes les familles hors temps scolaire, les enseignants peuvent pallier cette lacune en sélectionnant des contes appartenant au patrimoine culturel que l’école s’est donné et qu’elle contribue à perpétuer (Guillot, 2017). Pourquoi ne pas (ré-)intégrer ces choix dans nos lectures, en transmettant aux élèves des clés pour décoder les figures archétypiques et en les invitant à considérer certains thèmes avec une distance critique, par exemple le-prince-charmant-qui-sauve-la-princesse-sans-défense ?
Mentionnons également cet ouvrage inspirant, qui permet de varier les dispositifs : Dans les poches d’Alice, Pinocchio, Cendrillon et les autres présente sur chaque double page une référence à un conte traditionnel, en faisant l’inventaire des objets trouvés dans les poches imaginaires d’un personnage-clé. La devinette consiste à deviner qui est le ou la propriétaire de la poche ainsi explorée, pour asseoir des connaissances déjà acquises ou pour donner le goût de découvrir de nouveaux héros et héroïnes.
Une fois que ce travail autour des contes princeps a été installé, une seconde orientation consiste à lire des contes parodiques en enseignant aux élèves à identifier les traces du détournement, voire à les mettre eux-mêmes en œuvre dans le cas où on viserait la production écrite d’une parodie. Et surtout, à rire et à éprouver le plaisir particulier du lecteur ou de la lectrice en connivence avec l’auteur ou l’autrice.
Arrêtons-nous sur un des nombreux exemples de parodie fondé sur Le Petit Chaperon Rouge. « Le chat, le chien, le superhéros, le Chaperon rouge, le loup et la grand-mère » relate le conte sous sa forme traditionnelle, mais avec la particularité d’ajouter une situation d’énonciation inédite, qui devient source de comique. Un chat raconte l’histoire à un chien et ce dernier n’aura de cesse d’intervenir dans le récit :
- en interrompant le narrateur : « J’adore les histoires avec des superhéros ! C’est quoi, son super pouvoir, au Petit Chaperon Rouge ? » ;
- en l’interrogeant sur des détails de l’histoire : « Et pourquoi il n’y a pas de croustilles dans le panier de la petite fille ? » ;
- en questionnant (avec pertinence !) le déroulement du récit : « Attends un peu… Pourquoi le loup n’en profite pas pour manger tout de suite le Petit Chaperon rouge ? »
- en commentant le comportement du Petit Chaperon Rouge : « Elle n’est pas très futée, tu ne trouves pas ? Si un loup essayait de se déguiser comme MA grand-mère, je m’en rendrais compte tout de suite. » ;
- enfin, en émettant un jugement sur le genre de texte : « Ce n’est pas tout à fait ce que j’appelle un conte de fées. Es-tu vraiment sûr que c’est une histoire pour les enfants ? »
A ces interruptions incessantes, le chat narrateur réagit avec une patience qui s’émousse progressivement :
La parodie, dans cet album, tient moins à une transformation du récit source, qu’à une recontextualisation de celui-ci, avec une situation d’énonciation qui nourrit l’effet de comique. Le chien tient le rôle d’un lecteur qui découvre avec naïveté le récit et qui questionne ses éléments constitutifs, tandis que le chat incarne le passeur de patrimoine, celui qui détient la connaissance du conte, mais qui se trouve également embarrassé lorsqu’il s’agit de répondre à certaines questions du chien. Ainsi, en plus de provoquer le rire, cette version détournée du conte invite le lecteur à occuper une posture active, en ne prenant pas pour acquis les caractéristiques des personnages et en confrontant leurs décisions et leurs actions des personnages.
Et si le conte parodique nous enseignait à lire avec une posture du 21e siècle des contes traditionnels ?
Chronique publiée le 4 mai 2020
Par Sonya Florey, Professeure en didactique de la littérature, HEP Vaud, sonya.florey@hepl.ch
Bibliographie
Œuvres de littérature de jeunesse citées :
De Lestrade, A. et Bravo, C. (2005). Le plus gentil loup du monde. Genève : La joie de lire.
Fox, D. et C. (2019 [2014]). Le chat, le chien, le superhéros, le Chaperon rouge, le loup et la grand-mère. Montréal : Hurtubise. Traduit de l’anglais par A. Gagnon.
Ouvrages de littérature secondaire :
Bonnéry , S. (2010). « – Loup, y es-tu ? – Pas exactement, c’est pour mieux te faire réfléchir, mon enfant… ». Sociologie du lecteur supposé par la littérature de jeunesse. Actes du congrès de l’Actualité de la recherche en éducation et en formation (AREF), Université de Genève. Repéré à https://plone.unige.ch/aref2010/communications-orales/premiers-auteurs-en-b/Loup%20y%20es-tu.pdf
Connan-Pintado, C. (2009). Lire des contes détournés à l’école à partir des Contes de Perrault, de la GS au CM2. Hatier pédagogique.
Petitjean, (A). Pastiche et parodie: enjeux théoriques et pédagogiques. Pratiques : linguistique, littérature, didactique, 42, pp. 3-33.
Reuter, (Y). (1984). Contes et parodies : un exemple d'introduction de l'histoire littéraire dans le premier cycle. Pratiques : linguistique, littérature, didactique, 42, 79-88.
Sangsue, D. (1994). La parodie. Paris : Hachette.
Simler, I. (2015). Dans les poches d’Alice, Pinocchio, Cendrillon et les autres... Paris : Editions courtes et longues.
[1] La bibliothèque intérieure peut être définie comme la somme des références qu’un individu a intégrées à son bagage culturel individuel, aidé par l’école, par ses lectures personnelles, par les cercles qu’il fréquente, par les habitudes familiales de lecture…
[2] On rappelle que deux chroniques avaient déjà fait état de réécritures du conte Le Petit Chaperon Rouge, sur www.voielivres.ch. On vous invite à les relire : https://www.voielivres.ch/des-petits-chaperons-rouges-esquisse-de-pistes-didactiques/ et https://www.voielivres.ch/une-lecture-graphique-des-contes-rascaliens%E2%80%AF-partie-1%E2%80%AF-le-petit-chaperon-rouge/
[3] Ilona Guillot, De l’importance de revenir au conte-source, Master en didactique du français, Épistémologie de la didactique de la littérature, 2016-2017.