Le livre n’est pas une prison ?
C’est l’histoire d’une petite souris prise au piège de la page blanche et qui réalisera que le livre n’est peut-être pas une prison ; une formidable mise en abîme.
C’est ainsi que se compose cet album sans parole, tout de mime et de gestes ; troué de multiples réseaux de sens, et matérialisant avec une grande subtilité les divers enjeux de la lecture du livre jeunesse.
Mieux qu’un long discours et que de complexes argumentations, dès la première page, Monique Félix rend tangible et frappant, parce que cela se montre, ce qu’est un livre : un espace de papier, un medium au récit (pour ne parler que des albums) ; ce dont on attend théoriquement qu’il s’efface au profit de la lecture. Comprendre, dit-on, c’est automatiser le geste de transposer un signe tangible en une idée, pour en oublier la matérialité, coquille vide déjà abandonnée. Geste ô combien poétique que d’opacifier le signe, et de rendre sensibles les jeux entre la matière visuelle ou sonore et les échos de pensées qui s’y tissent.
De manière spectaculaire, nous voyons d’entrée une petite souris sur une page blanche, simplement. Elle s’appuie contre une portion de ce blanc qui, comme dans le mime, se révèle alors négativement un mur, sous les contours de ses mains. (terreur de l’écrivain, dit-on souvent…) ; le livre (je pense évidemment au texte que l’enfant ne sait pas encore déchiffrer) entendu comme une prison, ou comme le négatif de la vie (trop souvent, on entend qu’il faudrait choisir entre le livre et la vie). C’est bien la situation du lecteur face à la page qu’il ne comprend pas qui est ici montrée sans paroles : le livre enferme l’esprit, le cadenasse, pour qui ne sait en percer la surface.
M. Felix (1993), Histoire d'une petite souris qui était enfermée dans un livre, Paris : Gallimard jeunesse. ©
C’est en faisant ce qu’une souris sait le mieux faire qu’elle trouvera la clef : en commençant à grignoter la page. Et là, merveille, derrière le vide se cache un coin de paysage : des champs de blé jaune côtoyant des étendues d’herbes gorgées de pluie où poussent de généreux pommiers. Les vaches broutent, passe le temps, et de la cheminée des fermes, une douce fumée s’évade, promesse de veillées nocturnes et de rêves.
La page une fois percée est une fenêtre sur le monde. L’extérieur que la souris piégée recherchait, voulant s’évader du livre, était en fait tapi au plus profond de celui-ci : c’est le livre qui s’est révélé l’échappée belle vers la vraie vie.
De la page arrachée, la souris fera ce que les enfants savent le mieux faire d’une feuille de papier, lorsqu’on s’entend à les forcer d’y tracer des alphabets : un avion. Et c’est, portée par la page, qu’elle s’envolera enfin, par-delà les apparences, pour retrouver son foyer, bien au-dedans, au cœur du champ de blé.
M. Felix (1993), Histoire d'une petite souris qui était enfermée dans un livre, Paris : Gallimard jeunesse. ©
Quelques considérations sur la lecture des albums
Pour résumer cette histoire, je le rappelle, nulle aide textuelle ne m’a été apportée. L’histoire d’une petite souris qui était enfermée dans un livre est un album sans texte. Le lire, c’est se retrouver face à l’incertitude, ou au surcroît d’interprétation (et donc à l’ouverture du sens) que demande tout livre sans parole. J’ai évoqué ailleurs (chronique sur Le nez d’Olivier Douzou) le cas quasi-paradigmatique de l’œuvre d’Edward P. Jacobs, Blake et Mortimer, dans laquelle texte et image présentent une relation de redondance relativement caricaturale (un pavé de texte décrivant avec détails et lenteur le coup de poing que montre instantanément et sans ambiguïté aucune, le dessin qu’accompagne -ou peut-être est-ce l’inverse, chez Jacobs- le texte susmentionné).
Mais texte et image ne se redoublent pas toujours, et peuvent aussi fonctionner ensemble de sorte que le message ne soit appréhendable que par leur combinaison ; il existe également des cas de complication de l’un des deux media par l’autre, ou de contradiction [1]. Il n’en demeure pas moins que, le plus souvent, dans les albums jeunesse, le texte complète ou détermine l’image, de sorte que, si celle-ci peut être lue pour elle-même, par l’enfant, le récit passe nécessairement par la médiation d’un adulte, faisant de cette littérature un genre relationnel par excellence.
Un album sans image en un sens est le type même du livre qui peut se lire seul (qui peut familiariser l’enfant avec le livre, sans que ne soit nécessaire la présence d’un adulte). Mais est-ce ainsi que l’on apprend le mieux à aimer lire ? Ce n’est pas ce que pensait, en tous cas, Daniel Pennac, lui pour qui la principale recette pour (r)accrocher un jeune avec la lecture était de lui en lire régulièrement, à voix haute ; de même que les « meilleurs » lecteurs sont le plus souvent ceux à qui, en toute simplicité, on a lu des histoires, enfants, avant qu’ils ne s’endorment.
Quoi qu’il en soit de cet épineux débat, c’est toute la richesse de cet album que de figurer sans texte, par le seul enchaînement des images, la problématique même de l’entrée dans le texte, instaurant un jeux d’échos subtils entre la situation de l’enfant apprenti lecteur, et cette petite souris, l’invitant à rejouer et conjurer, peut-être sa peur du livre au cœur même du livre. Il ne faudrait pas en conclure, enfin, que l’adulte soit hors jeu ; car par l’absence de texte, la distance (fût-elle chaleureuse) entre l’adulte-lecteur et l’enfant-auditeur, peut céder la place ici à une véritable communauté d’interprétants, à même de donner plus de place à l’engagement de l’enfant et plus de poids à ses intuitions.
[1] Pour plus de détails concernant les différentes relations possibles entre texte et image, je renvoie à l'excellent L'art invisible de Scott McCloud, publié chez Delcourt, pour la traduction française. Il s'agit d'un ouvrage théorique sur la bd, en bd.
Par Mathieu Depeursinge, assistant à la HEP Vaud, mathieu.depeursinge@hepl.ch
Chronique publiée le 19.09.2016