Le Dictionnaire fou du corps censuré !
En octobre 2016, la DASCO (direction des affaires scolaires de la ville de Paris) a demandé le retrait des espaces lecture des écoles et centres de loisirs de deux ouvrages comportant « des vignettes qui peuvent choquer de jeunes enfants ou leurs parents ».
Ces deux ouvrages sont :
- Beta...civilisations T1 de Jens Harder éditions ACTES SUD - L'an 2 (2014).
- Dictionnaire fou du corps de Katy Couprie aux éditions Thierry Magnier (2012).
Nombreuses furent les réactions à cette mesure ridicule qui revient à vouloir éloigner les enfants (et leurs parents !) de tout ce qui pourrait avoir un lien avec la représentation et la description du corps humain.
A ce sujet, il faut écouter absolument la chronique de François Morel du 28 octobre 2016 : « Ces livres abominables » [1]. Le comédien nous dit, avec une ironie mordante, pourquoi il faudrait alors interdire l’entrée de tous les musées aux enfants : ils risqueraient d’être mis face à des images de l’anatomie humaine… Souvenons-nous d’ailleurs de la polémique autour de la censure de l’album Tous à poil en 2014…
Ce qui est intéressant dans ces mesures quasi obscurantistes, c’est la relation paradoxale que les personnes autorisées (des autorités politiques, en passant par les experts en littérature) entretiennent avec la littérature dite pour la jeunesse.
D’un côté, cette production est souvent déconsidérée, boudée par les médias, ne faisant pas réellement partie de la « vraie » littérature : on ne peut décemment pas prendre au sérieux un livre avec des images non ?
Un exemple peut-être ? L’autre jour, un homme de lettres ayant lu dans une courte biographie qu’il m’arrivait d’écrire des articles critiques sur la littérature jeunesse m’a dit, le plus sérieusement du monde et devant une large assemblée d’auteurs, d’éditeurs et de journalistes : « Ah bon, ça existe la "critique en littérature de jeunesse" ? ».
Et d’un autre côté, la menace que laisse planer un livre pour enfants parait si importante et dangereuse qu’elle mérite une censure drastique émanant des plus hautes autorités.
On croit rêver. Ou alors, il faut simplement se souvenir que la littérature jeunesse célèbre parfois avec une liberté joliment débridée l’imagination et la fantaisie, celles précisément dont nous avons tant besoin, nous les adultes, et qui parfois nous fait diablement défaut. A ce propos, je ne peux que vous inviter à lire les œuvres de Gianni Rodari. Avec sa Grammaire de l’imagination, il nous rappelle que les grandes personnes devraient saluer l’inventivité et la curiosité enfantines ; sans elles et l’espoir qu’elles portent, je ne suis pas certaine que le monde puisse encore tenir debout.
Pour en savoir plus sur l’un des livres censurés, j’ai choisi de m’arrêter sur quelques extraits du Dictionnaire fou du corps, de Katie Couprie.
*ablation : n. f. Opération par laquelle on retire un membre ou un organe, rarement au choix. La plus courante chez l’enfant étant l’ablation des amygdales, l’ablation de la langue restant généralement une menace sans suite. « Si tu dis encore des bêtises, je te coupe la langue. » (Père Fouettard)
*hérédité n. f. Paquet-cadeau de caractère, délivré à l’enfant par ses parents, dont il ne saurait se défaire au cours de sa vie, et qu’il transmettra à son tour à sa progéniture. C’est grâce à l’hérédité, par exemple, que des oreilles décollées ou des nez en trompette se répandent comme une traînée de poudre dans une famille.
*vagin n. m. Passage secret qui mène au cœur de la princesse. Tunnel par lequel le bébé quitte le secret.
Ces définitions, signées Katy Couprie artiste plasticienne aux multiples talents, nous font découvrir le corps sous toutes ses coutures. Le projet est aussi ambitieux qu’original.
Avec ses 801 articles, ses 234 citations (attention : 22 seulement sont scientifiques), ses 76 planches originales, ses 16 gravures à l’eau-forte et ses 73 gravures anciennes d’anatomie (près de 400 illustrations en tout), ce dictionnaire se caractérise aussi par son ton décalé, vous l’avez compris. Les définitions poétiques, loufoques, côtoient celles très sérieuses d’un anatomiste italien, Alessandro Ruggeri.
Qui n’a pas un jour ou l’autre, fouillé en cachette dans un dictionnaire pour trouver les définitions de certains mots un peu tabous ? C’est en pensant à cette pratique que Katy Couprie a eu envie de partir explorer le corps. Vous n’y trouverez pas de maladie, c’est un choix de l’auteure et de l’éditeur, mais des mots inventés comme « abdomignon » ou « cicatriste » et d’autres surprises, comme « fantôme » ou « lendemain ». On passe ainsi de larynx à libido, de métatarse à mignon, de bile à bobo ou de clavicule à coït.
Un drôle de mélange donc, où l’érudition se conjugue avec la poésie, non sans une grande part d’humour, en particulier dans le choix des citations qui empruntent à la culture populaire. Katy Couprie voulait, nous dit-elle, sortir du domaine littéraire habituellement utilisé dans les dictionnaires pour aller puiser dans les registres du cinéma, de la BD, de l’univers enfantin et familier. Et le pari est vraiment réussi ! En voici deux, de ces drôles de citations, pour le plaisir :
A l’article « moelle » : « A t’attendre ainsi, me voilà gelée jusqu’à la moelle. » (La Belle au bois dormant)
A l’article « kilogramme » : « J’ai pris des kilos, samedi soir je me remets à danser. » (John Travolta).
K, Couprie (2012), Dictionnaire fou du corps, Paris : Thierry Magnier. ©
K, Couprie (2012), Dictionnaire fou du corps, Paris : Thierry Magnier. ©
Le Dictionnaire fou du corps, c’est trois ans de travail pour Katy Couprie qui a passé énormément de temps à la bibliothèque de l’Institut anatomique de Bologne, à dessiner, à étudier. C’est là qu’elle a déniché les planches anatomiques anciennes qui ornent certaines pages du dictionnaire. Car ce qui fait aussi la grande richesse du livre ce sont ses illustrations. Sur une même page, on trouvera une planche ancienne, un dessin de l’auteure (avec son trait faussement maladroit, tout en couleurs), une photo tramée, des vignettes. A côté de ça, des planches occupent des pleines pages et réinterprètent certaines définitions avec l’audace qui caractérise le travail de Couprie. A chaque entrée alphabétique, une gravure à l’eau-forte vient rendre hommage à la lettre. Ainsi sous la lettre H trouvera-t-on un dessin de bain ainsi légendé : « Hammam où l’humidité cache l’homme. »
A fréquenter l’ouvrage, on pourrait dire que Katy Couprie, en bonne encyclopédiste, s’approprie ici l’idéal humaniste d’un heureux mélange des disciplines où l’invention côtoie l’anatomie. Une encyclopédie qui confine au livre d’art contemporain et rend hommage aussi aux dictionnaires anciens.
Le Dictionnaire fou du corps est un livre qui va durer, un livre à relire, à partager, qui plaira tout autant aux adultes qu’aux adolescents. Un incontournable donc, récompensé en 2012 par la Pépite du livre OVNI au salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil en 2012, puis en 2013 à la foire de Bologne par le prix international BolognaRagazziAwards.
Texte adapté d’une chronique pour les Matinales d’Espace 2 diffusée en décembre 2013.
Référence à propos de la censure : http://www.livreshebdo.fr/article/thierry-magnier-proteste-contre-la-censure-de-la-dasco
Lire l’interview effectué par Janine Kotwica de Katy Couprie « Je suis un bûcheron canadien", dans Parole 2/16, le journal de l’institut Suisse Jeunesse et Média, ou alors clickez sur le lien : http://www.sikjm.ch/medias/sikjm/isjm/publications/parole/parole-rencontre/2016-2-katy-couprie.pdf
Par Céline Cerny, auteure et médiatrice culturelle à Bibliomedia, Celine.cerny@gmail.com
Chronique publiée le 16.01.2017