La Nuit de la Fête foraine, Sterer G. & Di Giogio M. ©Les Fourmis rouges, 2020

Pas de texte, pas d’histoire ?

« Un album sans texte n’est pas un album auquel il manque du texte. C’est une histoire sans mots »[1]. Si l’album sans texte dispense de la lecture de phrases, il impose en revanche une subtile lecture d’images. Le récit, habituellement réalisé grâce aux interactions entre le texte et les illustrations, est le fruit d’une co-élaboration entre les illustrations et l’interprétation du lecteur ou de la lectrice. Interprétation et pas compréhension car celle-ci se construit justement par un travail d’inférences, d’ailleurs souvent plus exigeant qu’avec un album traditionnel, que l’enseignant·e se doit de mener auprès de ses élèves, invité·e·s à renoncer au «  confort du spectateur du son et image qu’est l’album lu à haute voix pour se hisser au rang d’acteurs, et même d’ activateurs d’un mécanisme d’une autre nature reposant sur le décryptage, la mise en relation, l’inférence, comme tout acte de lecture. » (Van der Linden, 2009, pp 7-8). Même Marie-Aude Murail raconte éviter ce type de lectures au moment du coucher de ses enfants, avouant une exigence que l’on ne veut souvent plus donner à ce moment de la journée.

À l’heure où je vous écris, le crépuscule n’est pas près de tomber alors, je vous embarque avec joie dans la lecture d’un trésor sans mots. Vous n’êtes pas trop fatigué·e·s ? Alors laissez votre regard se perdre sur l’illustration qui vous a accueilli·e·s.

Et pourtant du suspense ...

  • Quels personnages découvrez-vous ?

Au premier plan de cette double-page, on distingue des animaux qui ont l’air plus sauvages que domestiqués appartenant au monde secret de la forêt : ce sont les branchages qui nous le disent. Il fait nuit en revanche pour eux. Il fait aussi nuit pour les personnages du second plan, humains eux, adultes et enfants. Ils ne passeraient pas la frontière de la grille qui les encercle au cœur d’une fête foraine :  Deux univers s’offrent à nous : les lumières de la fête et ses humains, l’obscurité de la forêt et ses animaux. Mais nous, lecteurs et lectrices, où sommes-nous ? Vous pouvez le vérifier, la focale que nous offrent les auteurs nous place en forêt avec et derrière les animaux.

  • Qui voit quoi ? Qui sait quoi ?

Commençons par les chanceux et chanceuses autour des manèges, happés par les attractions, leurs couleurs et leurs lumières. C’est ce qu’ils·elles voient, cela et seulement cela car ils·elles n’ont aucune idée de la présence animale. Nous, lecteurs et lectrices, nous en avons en revanche une idée très précise car, placés où nous le sommes, nous en savons autant que les animaux. Nous savons que les humains de la fête sont attentivement observés. Le regard de l’ours à gauche et les deux paires d’oreilles plantées devant nous ne font aucun doute. Les silhouettes au dos tourné et très occupées par le brouhaha visuel et sonore ne font aucun doute non plus. Nous savons que des humains sont épiés et nous savons qu’ils ne le savent pas. La tension monte, n’est-ce pas ?

  • Que veulent les personnages ?

Le joyeux public veut s’amuser, c’est certain. Mais les animaux, que veulent-ils ? Manger des baies comme l’ours à droite de la double-page pour avoir droit à leur dose de sucre sans accès au stand des barbes-à-papa ? S’offrir quelques mollets pris dans le piège de la grille ? Défendre leur territoire protégé de l’homme et ses méfaits sur la nature ? Observer tout simplement le monde humain s’adonner à d’étranges jeux ? Ou carrément en profiter eux aussi ? Impossible de le vérifier pour le moment. La tension monte, vous disais-je…

  • Que ressentent les personnages ?

On connait la joie d’une fête foraine. On se doute, grâce à notre propre vécu, que l’allégresse et la légèreté sont de mise. Pour cela, en classe, il faudrait activer cette connaissance comme stratégie pour comprendre ce que le texte ne nous dit pas puisqu’il n’existe pas. Et les animaux ? On l’ignore toujours. Sont-ils agacés de l’intrusion de l’humain et de sa pollution visuelle et sonore ? Ou envieux de s’offrir, eux aussi, de bonnes rigolades en dehors de leurs arbres ?

  • Que croient-ils ou que savent-ils ?

Le public de la fête se croit serein. Les animaux se savent ici chez eux.

Il est temps de tourner la page :

La Nuit de la Fête foraine, Sterer G. & Di Giogio M. ©Les Fourmis rouges, 2020

Une succession d’images en vignettes accélère soudain le récit. Sur la page de gauche, celle qui surplombe la première action-clé de l’intrigue, les parents portent leur progéniture fatiguée dans leurs bras et se dirigent vers la sortie, ballon de baudruche encore à la main, alors qu’au centre de l’image, un homme détient un précieux trousseau de clés et se dirige à l’opposé du public. Sa casquette nous le confirme, il s’agit du gardien du temple des réjouissances. En sifflotant, il manipule une machinerie qui plonge la fête foraine dans l’obscurité. Le monde des humains ne possède plus qu’une lumière, celle des phares de sa camionnette, et encore celle-ci s’éloigne… C’est à cet instant que les auteurs se jouent de nous et nous déplacent cette fois-ci, non pas derrière les animaux, mais face à eux, face à leurs yeux luisants qui nous fixent en silence (on l’entend, vous ne trouvez pas ?) dans la nuit de la forêt. Il semble même s’approcher de nous, enfin de ce qui les fascinait tant tout à l’heure : les manèges. Banco ! À la double-page suivante, ils pénètrent le grillage qu’ils soulèvent en silence tels des cambrioleurs très entrainés. Ce sont deux ratons-laveurs qui rallument avec force et malice les lumières de la fête, faisant disparaitre la nuit des doubles-pages. Il faut l’admettre : ce monde est désormais à eux et seulement à eux, même nous lecteurs et lectrices ne comptons plus. Que leur fête commence !

La Nuit de la Fête foraine, Sterer G. & Di Giogio M. ©Les Fourmis rouges, 2020

C’est ainsi que, pendant huit magnifiques doubles-pages, nous devenons les témoins intrusifs d’un monde qui ne nous appartient plus. Des renards glissent ivres de joie sur les pentes d’un grand huit, des chamois volent à toute vitesse sur les balançoires vertigineuses d’un manège que l’on nous impose en contre-plongée, des daims montent à cheval – de bois, un koala achète une glace à un de ses compères en échange de noisettes devenues monnaie locale, les pop-corns flottent au-dessus de nos têtes, des écureuils grignotent des bretzels pendant que des loups se prélassent dans des tasses géantes et… discrètement, à l’angle d’une double-page, un renard gagne un poisson rouge.

La Nuit de la Fête foraine, Sterer G. & Di Giogio M. ©Les Fourmis rouges, 2020

On en redemande mais, alors que deux renards amoureux batifolent sur la grande roue, des images viennent s’intercaler aux lumières hautement festives, menaçant les effusions de joie : nous voilà dans la chambre du gardien.

L’aube s’apprête à se lever. Ce sont deux chouettes qui nous la montrent et le réveil sur la table de chevet. Il est six heures, au matin d’été d’un 9 juin, seul·e·s nous pouvons le lire sur le calendrier de la chambre du gardien. Cette fois-ci, les animaux n’en savent rien. Nous, oui, nous en savons plus qu’eux alors que nous en savions plus que le public de la fête foraine au début.  Les choses s’inversent, la tension remonte …

La Nuit de la Fête foraine, Sterer G. & Di Giogio M. ©Les Fourmis rouges, 2020

A la question « Faut-il avoir beaucoup d’argent pour être heureux ? », l’autrice déjoue le piège de donner des indications de réponse, mais suggère un détour par deux fictions appartenant à notre patrimoine culturel. D’abord, les lecteurs et lectrices découvrent un conte mythologique, « L’or de Midas » : le roi de Phrygie avait formulé le vœu que tout ce qu’il touche se transforme en or, avant de regretter amèrement son choix lorsque ses enfants et sa nourriture se transformaient en statue en rendant son existence insoutenable. Ensuite, sous la forme d’une BD, la fable du pêcheur, interroge les motivations qui nous habitent ainsi que le rapport à savoir jouir d’un (vrai) bonheur immédiat et à portée de main.

Enfin, ces deux sections à visée informative proposent au lectorat une série d’informations fondées scientifiquement, notamment le rôle des hormones (dopamine, sérotonine et cortisol) dans différentes situations liées à la consommation de biens. Face au réflexe parfois conditionné dans lequel on peut se sentir piégé, l’ouvrage suggère une marche à suivre reposant sur la réflexion plutôt que sur une réaction de l’ordre du réflexe.

En filigrane dans tout l’album, le thème de l’argent est associé avec celui de l’individu, du collectif et de l’écologie, pour toucher aux prémices d’une pensée complexe.

… et une belle leçon

Vous le voyez : les jeux de lumière en disent long sur la menace qui pèse sur les animaux transgresseurs. Raisonnables, respectueux, eux, du territoire humain, ils s’empressent de ranger et nettoyer les traces de leur passage, ne laissant pas un seul sachet de chips au sol. L’alternance des points de vue nous fait passer de la camionnette du gardien aux animaux qui s’enfuient chargés de leur gain, jusqu’à une peluche géante sur le dos d’un ourson.

Rassurez-vous, ils ne se feront pas prendre. Même si nous nous retrouvons cette fois-ci dans le regard du gardien interpelé par des poignées de noisettes laissées sur le guichet. Vous vous rappelez ? Le système monétaire écologique des animaux … Ils n’en resteront pas là de leurs pieds de nez au monde humain. Regardez attentivement ci-dessous, moi je ne dis plus rien :

La Nuit de la Fête foraine, Sterer G. & Di Giogio M. ©Les Fourmis rouges, 2020

Un album qui en dit long donc, et avec de beaux jours devant lui

Je vous ai pris par la main comme le font les rédactrices des nouveaux moyens d’enseignement romands pour le français dans le parcours Récit d’aventure destiné aux  élèves de 3e-4e. Le guide didactique qu’elles ont rédigé accompagne les enseignant·e·s, donc leurs élèves, comme je l’ai fait avec vous. En s’affranchissant du traditionnel schéma narratif comme outil phare de l’enseignement de la compréhension, elles offrent les indications précises de l’étayage à mener auprès des élèves : qui voit-on ? qui voit-qui ? que savons-nous de plus ? comment l’organisation de la page et l’enchainement des images nous le montrent-ils ? Les élèves relèveront alors un défi inédit à partir de trois autres albums sans texte : profiter de l’éducation de leur regard et leur esprit critique pour partager leur compréhension avec leurs pair·e·s.

Et il parait que cela fonctionne aussi bien que la machinerie d’un grand huit.

Alors, un petit effort malgré l’exigence des albums sans texte : équipez-vous-en et accompagnez leur fascinante lecture sans modération. Ils seraient « l’avenir de l’album » (Van der Linden, 2009, p9).

Bibliographie

Van der Linden et al., (2008-2009). L’album sans texte. Hors Cadre(s), 3.

Chronique rédigée par Claire Detcheverry, chargée d’enseignement à la HEP Vaud  claire.detcheverry@hepl.ch