La mort : cette angoisse… à partager

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En 2018, dans une émission radiophonique[1], Régis Debray rappelait que la mort a perdu sa place dans nos sociétés. En pleine civilisation de l’instant, à l’ère du « clic », nous ne voulons plus de nos morts tout en cherchant l’immortalité de nos corps et en discutant de l’obsolescence de nos produits de consommation. L’homme, ce paradoxe sur pieds...

Pourtant, on peut tenter de déjouer toutes les obsolescences programmées que l’on veut, la seule dont on soit sûr, c’est la nôtre. Et ce sentiment de finitude, propre de l’humanitude, fait partie de la vie, progrès ou pas, être(s) supérieur(s) ou pas !

Bannir la mort de nos vies, c’est renforcer cette angoisse existentielle archétypale et laisser à d’autres, plus ou moins bien intentionnés, le soin de la gérer. Pire, occulter nos morts, c’est perdre notre rapport au temps, laisser disparaître avec eux notre culture, avec comme conséquence de quitter toute once de distanciation, de points de comparaison et donc de sens critique (Debray, 1992).

Publié aux éditions belges Versant Sud, « Je suis la Mort » est un album écrit par Elisabeth Helland Larsen, illustré par Marie Schneider et traduit du Norvégien par Aude Pasquier. Le livre, au format légèrement inférieur au format A4, contient 44 pages et présente une facture soignée : la tranche est en tissu rouge, la reliure cousue, le papier mat et épais.

Le sujet... une présentation de la mort, de ses champs d’actions, des lieux qu’elle fréquente, des gens qu’elle est susceptible de visiter, permettant à chacun de faire des parallèles avec ses propres deuils ou de s’ouvrir à ceux de ses pairs. Sorte de compagnon de route, la Mort est un être, doué de raison et d’émotions, qui, redouté, justifie son existence tout au long de l’album avant de livrer, in fine, une clé pour gérer sa venue.

 

©Je suis la Mort, Elisabeth Helland Larsen, Marine Schneider, Éditions Versant Sud, 2019.

 

Aborder le thème est en soi une première audace, choisir le support de l’album en constitue une seconde en ce sens que texte et images doivent gérer un message anxiogène pour un lectorat visé à partir de 4 ans. L’approche n’est pas inédite et, dans une perspective séquentielle, on pourrait convoquer les ouvrages d’Alix Noble Burnand ou Kitty Crowther (Cf. infra). Aborder la mort au cycle 1 peut paraître difficile mais le truchement de l’album aura toute sa pertinence pour partager en classe une actualité individuelle, collective, notamment médiatique. Cependant, l’approche d’un tel sujet au cycle 1 se fera par la médiation de l’adulte chez qui le message ne fera pas sens de la même manière. Plus globalement, le premier voire l’unique contact de l’enfant de 4 ans avec le message se fera par la médiation des images, qui, par le filtre de l’imaginaire, s’ancreront d’autant plus fortement dans la mémoire qu’elles porteront une charge émotionnelle importante (Delporte & Veyrat-Masson, 2018, p. 10). Il est donc indispensable pour l’enseignant-médiateur de questionner sa propre faculté à aborder le thème puis de mener une profonde analyse des images, futurs objets médiateurs de la discussion.

L’illustratrice, Marie Schneider, confie volontiers la particularité du travail qu’a représenté l’illustration du texte d’Elisabeth Helland Larsen[2]. Et, en effet, les choix sont subtils.

Le personnage de la Mort a une apparence humaine mais pas totalement, est noir mais pas totalement et ses lignes sont courbes et douces. Rien ne la différencie d’un personnage d’album classique sinon son nom. Et si l’on considère que la puissance des images vient des mots qui l’accompagnent (Delporte & Veyrat-Masson, 2018), on dispose ici d’une image bien plus adaptée aux élèves du cycle 1 que l’épouvantable « Grande Faucheuse » propre à notre culture visuelle. Tout-à-fait comparable à d’autres personnages au réalisme minimaliste, ses caractéristiques sont au premier abord banales. Elle n’a ni bouche ni véritable nez sinon une forme sombre renvoyant à l’échancrure nasale du crâne humain. Ses joues sont roses, comme celles des jeunes filles. Ses yeux sont grands, toujours ouverts, pour voir, prendre et venir chercher.

 

©Je suis la Mort, Elisabeth Helland Larsen, Marine Schneider, Éditions Versant Sud, 2019.

 

Dotée de deux fleurs dans les cheveux, elle évoque la fête des morts mexicaine et le statut des fleurs dans la gestion des morts par les vivants. Les végétaux ont d’ailleurs une place de choix tout au long de l’album.

Elle vogue sur chaque double page, dans le sens de lecture de l’album, exception faite des moments où elle peut intervenir de manière inattendue et donc se présenter dans le sens contraire de lecture. Toujours en équilibre, elle avance sur le chemin de la vie, parfois en mouvement sur un vélo, dans une barque, à pied, ou se pose près des êtres qu’elle doit ravir : sur un banc, un arbre, une balançoire.

 

©Je suis la Mort, Elisabeth Helland Larsen, Marine Schneider, Éditions Versant Sud, 2019.

 

D’un point de vue topologique[3], elle est laissée en marge du monde des vivants, dans le vide de la page non illustrée ou sur fond blanc, en dehors des maisons et des couleurs du monde, sauf à la fin où elle fait partie intégrante de l’image... comme de la vie. La focalisation est externe, le spectateur observe le personnage dans ses différentes spatialités et les différentes temporalités d’une vie de vivant. Les compositions s’organisent majoritairement selon deux plans : celui de la Mort et celui mettant en scène les vivants. Les hors-champs sont très peu nombreux, et c’est « tant mieux » car on ne souhaite pas laisser davantage de place à l’imaginaire.

En plus des formes et des couleurs, plusieurs signes iconiques nourrissent la métaphore filée de l’omniprésence de la vie : le vélo sur lequel on doit rester en équilibre pour avancer, l’étoffe élaboré d’un seul fil, le mouvement de la balançoire comme celui du temps qui passe, des portes et des fenêtres comme autant de points de passages...

Le rythme de la narration est soutenu par un jeu de lignes, de fils, qui traversent les pages comme on traverse... la vie. Les couleurs dominantes, le rouge et le noir, sont traitées avec un degré de transparence, comme pour alléger le message. Majoritairement claires et lumineuses, elles deviennent sombres lorsqu’on évoque la peur. Le maître-mot des images pourrait être la légèreté : des cabochons de scènes enchâssées aux éléments végétaux, tous les contenus représentés graphiquement sont comme suspendus... au fil de la vie. La métaphore filée est visible dans les choix de l’illustrateur, pour l’adulte, actuel ou en devenir.

 

©Je suis la Mort, Elisabeth Helland Larsen, Marine Schneider, Éditions Versant Sud, 2019.

 

La légèreté est en apparence moins aisée avec la modalité textuelle du message vu la gravité du thème. À la différence des images, la focalisation est interne. La première et la dernière page commencent par la même phrase : « Je suis la Mort ».

Aucune ambiguïté, le « je » passe au « nous » lorsque la rencontre a lieu, tout en bienveillance : « nous cheminons, nous partons en clopinant ». Et puis il y a les autres, les vivants, à la 3ème personne du pluriel pendant la majorité de l’album avant que n’arrive le « tu » pour un dialogue intime et intérieur avec notre propre rapport à la mort.

L’album peut paraître long mais le texte de chaque double page est court, laissant une large place au syncrétisme de l’image, qui vient ici soulager la violence de certains mots : « Je rencontre aussi ceux qui habitent dans les ventres, qui ne sont pas encore nés ».

La syntaxe est élaborée avec un claire distinction entre les deux moitiés de l’album : des phrases affirmatives non verbales ou complexes dans la première moitié, et des phrases interrogatives à la construction variée dans toute la seconde moitié de l’album, pour accompagner le questionnement intérieur.

La musicalité du texte est d’importance par le jeu des questions et des quelques réponses, mais également par les figures d’opposition : « Sera-ce violent ou calme, sans un battement de cœur, sans un souffle ? ». Le rythme des phrases est binaire, puisqu’on oscille en permanence entre la vie et la mort : « Je peux arriver avant le réveil des oiseaux ou après l’apparition du soleil ». Le contraste est fort entre la banalité des lieux et des temporalités où la Mort se faufile et la violence du sujet. Or, c’est ce qui rend possible le propos : la mort est partout autour de nous parce qu’elle fait partie de la vie.

Et en effet, le thème est osé mais le traiter dans un support multimodal sous forme de narration à la fois linéaire et spatiale l’est de surcroît.

Anthropologiquement, le récit est cette forme archétypale de gestion des émotions et donc de la finitude. Or l’image tient son pouvoir du pouvoir qu’on lui donne et donc de la croyance. En nourrissant ici l’imaginaire individuel et collectif (Delporte & Veyrat-Masson, 2018) avec une représentation de la mort sous les traits d’un personnage dessiné comparable aux personnages des autres albums lus par les enfants, on accompagne l’anxiété du thème du truchement des images, rassurantes puisque physiques et non plus exclusivement mentales. Et même si elles ravivent des images violentes et terribles, celles de l’album permettent d’ouvrir le dialogue et de verbaliser l’indicible. Et le texte signifiant devient tout-à-coup... supportable.

À l’ère de l’introduction de la philosophie dès les premiers cycles, on trouve là un magnifique support de discussion en lien tant avec les savoirs disciplinaires que les compétences transversales et certains thèmes de formation générale. Gaston Bachelard nous rappelle que « La mort est d’abord une image, et [qu’] elle reste une image », on comprendra ce besoin d’en parler... en partant d’images physiques par exemple !

 

P.S. : Et comme parler de la mort, c’est parler de la vie, un deuxième opus existe, « Je suis la Vie » écrit et illustré par les mêmes autrices et donc en lien direct avec « Je suis la Mort ».

 

Je suis la Mort, Elisabeth Helland Larsen, Marine Schneider, Éditions Versant Sud, 2019.

Je suis la Vie, Elisabeth Helland Larsen, Marine Schneider, Éditions Versant Sud, 2019.

La visite de petite mort, Kitty Crowther, Éditions L’École des loisirs, 2005.

La mort tout conte fait, Alix Noble Burnand, Nathalie Perrin, Éditions Ouverture, 2012.

La mort dans les livres pour enfant, Bibliographie commentée de l’ISJM, 2014.

Voir aussi le site http://www.parlerdelamort.ch

 

BACHELARD G. (1948). La Terre et les rêveries du repos. Paris : Éditions José Corti.

DEBRAY R. (1992). Vie et mort de l’image. Paris : Editions Gallimard. Collection NRF.

DELPORTE C. & VEYRAT-MASSON I. (2018). La puissance des images. Paris : Nouveau Monde éditions. Collection Chronos.

[1] France Culture, 20 septembre 2018, Regis Debray « Hasta la muerte ou le sens de la vie »

[2] https://www.ricochet-jeunes.org/articles/marine-schneider-le-metier-de-mes-reves-etait-de-faire-des-livres-pour-enfants

[3] La topologie est la science qui étudie les relations de position dans l’espace.

 

 

 

Par Maud Lebreton-Reinhard, Hep-Vaud, maud.lebreton-reinhard@hepl.ch

Chronique publiée le 11 novembre 2019