Ils.elles pensent, donc ils.elles sont.

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Vous vous en souvenez, vous, du moment où vous vous êtes dit pour la première fois : « je pense » ; « je suis moi » ; « je ne suis personne d’autre que moi-même » ; « ma pensée résonne dans un corps, dans ce corps-là et dans aucun autre » ? Expérience fondatrice de l’identité, de l’existence, de notre condition humaine : penser et réaliser qu’on pense. Les enseignant.e.s, les parents, les philosophes, les psychologues et bien d’autres représentants de différentes disciplines s’accordent sur un fait : tous les enfants pensent. Tous passent par une prise de conscience de leur être. Un album en a fait son thème principal : « Je suis Henri Pinson ».

 Un album sur la pensée réflexive

L’écrivain Alexis Deacon et l’illustratrice Viviane Schwarz racontent l’histoire d’une communauté de pinsons. Ils bavardent, ils piaillent, ils bavassent même, dans une ébullition quasi permanente. Une communication comme un bruit de fond, où la banalité et la superficialité l’emportent sur le sens. Le narrateur décrit une vie comme une ritournelle : des échanges en continu dès le lever, qui se poursuivent tout au long de la journée, interrogent le lecteur sur la qualité des discussions : élan rieur et enjoué des pinsons, ou remplissage assourdissant, obsédant, étourdissant ? (fac-similé pages 2-3 / 4-5).

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A. Deacon (auteur) & V. Schwarz (illustratrice). (2015). Je suis Henri Pinson, Paris : L'Ecole des Loisirs. © 

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A. Deacon (auteur) & V. Schwarz (illustratrice). (2015). Je suis Henri Pinson, Paris : L'Ecole des Loisirs. © 

Ce petit monde n’est troublé que par l’entrée bruyante et récurrente d’une « bête », forçant les pinsons à se réfugier sur un autre perchoir, un arbre, et à crier en attendant que l’intrus s’éloigne.

Les épisodes au schéma répétitif (discussions animées, puis mise à l’abri et cris lors de l’arrivée de la bête) s’enchaînent et rythment la vie de la communauté des pinsons. Jusqu’au jour où l’un d’entre eux, Henri Pinson, réalise qu’il pense. (fac-similé pages 12-13)


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A. Deacon (auteur) & V. Schwarz (illustratrice). (2015). Je suis Henri Pinson, Paris : L'Ecole des Loisirs. © 

Henri Pinson, non seulement pense, mais se laisse guider par ses pensées qui vont le conduire à :

  • affronter la bête
  • se faire avaler par la bête
  • parler à la bête depuis le ventre de cette dernière
  • l’amener à changer de régime alimentaire, de carnivore à végétarien
  • s’échapper des tripes de la bête
  • revenir dans sa communauté.

Henri Pinson porte son témoignage auprès de ses congénères : il pense, et par la pensée il est parvenu à changer le cours de son existence. La fin de l’album suggère que l’exercice de la pensée va se généraliser dans la société des pinsons et que la vie s’étoffera de dimensions inédites et insoupçonnées.

Une esthétique minimaliste

Ce qui frappe, lorsqu’on lit « Je suis Henri Pinson », c’est l’esthétique qui a été privilégiée : une forme de dénuement, de simplicité, comme pour créer un espace le plus neutre possible. Pour que la pensée s’épanouisse ? Celle des pinsons. Celle des lecteurs et lectrices.

Deux fonds ont été choisis, pour marquer la distinction entre le fil narratif principal, l’histoire de la communauté et d’Henri Pinson au sein de cette dernière, et le récit secondaire qui se passe dans le ventre de la bête.

Les pages qui traitent de la première situation sont sur fond blanc, avec des pinsons au graphisme particulier : vous l’aurez remarqué, leur corps est composé d’une empreinte digitale. D’une vraie empreinte digitale, comme l’explique Viviane Schwarz sur son blog : « Je voulais que les pinsons soient tous les mêmes, et simultanément que chacun soit unique, c’est pour cela que j’ai recouru à des empreintes digitales. C’est toujours la même empreinte digitale qui représente Henri, aucun autre pinson ne possède cette empreinte spécifique. Quand je travaillais sur le livre, […] j’ai récolté les empreintes digitales de toute personne qui venait à la maison ou au studio, durant quelques semaines, afin d’en obtenir une bonne collection » [1].

Les pages qui présentent Henri Pinson dans le ventre de la bête sont sur fond noir, comme pour simuler l’obscurité qui y règne, au propre et au figuré. La bête est, elle aussi, d’une certaine manière une surface vierge : l’absence de pensées élaborées contribue ainsi à faire de son être un espace où des réflexions peuvent naître, s’imprimer, infléchir un destin.

Une ouverture à la philosophie avec des enfants

Tout au long de cette analyse, des jalons ont été posés qu’il s’agit à présent de rassembler. Cet album traite de questions philosophiques. Parfois de manière implicite : « Je suis Henri Pinson, je pense » réfère bien entendu au « cogito ergo sum » de Descartes. Engagé dans une entreprise de doute méthodique, le philosophe visait à refonder la connaissance en éprouvant ses fondements. Sa quête l’amena à la conclusion que sa propre existence était la première et fondamentale certitude, à partir de laquelle il put bâtir d’autres certitudes. Mais il est également une série de questions que l’album soumet au lecteur de manière tout à fait explicite :

  • « Est-ce que je suis le premier pinson à avoir eu une pensée ? »
  • « Il essayait de ne plus penser. Mais que faire d’autre ? »
  • « Qui suis-je ? »
  • « Est-ce que je suis Henri Pinson ? »

Et des amorces de raisonnements, dont les plus grands logiciens ne renieraient pas la pertinence :

  • « Je vais écouter mes pensées »
  • « Je suis quelqu’un puisque je pense »
  • « Je suis moi »

On peut inscrire cet album dans un mouvement plus large qui valorise la réflexion philosophique à l’école. Matthew Lipman en est un des fondateurs, Outre-Atlantique, qui a thématisé l’enseignement de la pensée holistique. Dans son ouvrage, « A l’école de la pensée », il distingue deux modèles éducatifs opposés [2].

Le « modèle standard d’une méthode classique » a pour principes les suivants :

  1. L’éducation, c’est la transmission d’un savoir par ceux qui savent à ceux qui ne savent pas.
  2. La connaissance porte sur le monde et cette connaissance du monde n’est ni ambiguë, ni équivoque, ni chargée d’inconnues.
  3. La connaissance s’acquiert dans des cours bien cloisonnés dont l’ensemble offre la possibilité de connaître tout ce qu’on doit connaître du monde.
  4. Le maître est investi d’autorité puisque l’élève n’aura accès aux connaissances que dans la mesure où le maître lui-même les détient.
  5. Les élèves acquièrent des connaissances en ingurgitant de l’information, c’est-à-dire par du bourrage de crâne : une tête éduquée est une tête bien pleine.

Le « modèle réflexif d’une méthode critique » cultive les caractéristiques suivantes, antagonistes :

  1. L’éducation est le résultat de la solidarité des membres d’une communauté de recherche, animée par un enseignant.e qui en est le guide, et qui a notamment pour objectif l’acquisition d’une meilleure compréhension et d’un meilleur jugement.
  2. Les élèves sont amenés à réfléchir sur ce monde que nous ne pouvons connaître que de manière ambiguë, incertaine et toujours incomplète.
  3. Les branches qui font l’objet de recherches ne se veulent ni cloisonnées, ni exhaustives ; ce qui a pour conséquence qu’il est impossible de définir avec précision des matières proprement dites.
  4. Le professeur offre plus l’image de quelqu’un de faillible (donc de quelqu’un qui est toujours prêt à reconnaître ses erreurs) que de quelqu’un qui détient la vérité.
  5. On attend des élèves qu’ils soient attentifs et réfléchis et qu’ils deviennent de plus en plus raisonnables et mieux aptes à juger.
  6. L’accent n’est pas mis sur l’acquisition d’informations. On veut plutôt faire saisir les relations qui existent entre les matières qui font l’objet de la recherche.

Questionner la relation enseignant.e – élève

Au-delà de cette liste de principes, qui aident à définir la posture de l’enseignant.e et de l’élève, on reconnaît l’exploration de la relation entre le maître et l’élève, convoquée par Jacques Rancière. Dans la logique dite pédagogique, le rôle du maître (celui qui sait) est de supprimer la distance entre son savoir et l’ignorance de l’élève. Or, cette perspective, dit Rancière, conduit à recréer sans cesse cette distance : pour remplacer l’ignorance par le savoir, le maître doit toujours marcher un pas en avant ; ce faisant, il remet entre l’élève et lui-même une ignorance nouvelle. La logique pédagogique se construit donc sur l’ignorance de l’élève qu’il faudrait combler. À cette pratique de l’abrutissement, Rancière oppose celle de l’émancipation intellectuelle, fondée sur l’égalité des intelligences du maître et de l’élève. Cette égalité est en fait une égalité non pas des savoirs, mais du rapport au réel : c’est toujours la même intelligence qui est à l’œuvre, qu’on soit maître ou élève, parce qu’elle traduit des signes en d’autres signes. Ainsi, au cœur de tout apprentissage ne se trouve pas une distance à combler, mais une pratique de traduction. Le maître ignorant n’apprend pas aux élèves son savoir, « il leur commande de s’aventurer dans la forêt des choses et des signes, de dire ce qu’ils ont vu et ce qu’ils pensent de ce qu’ils ont vu, de le vérifier et de le faire vérifier » [3]. Il y a toujours entre le maître ignorant et l’élève émancipé, et c’est là un élément essentiel chez Rancière, une troisième chose, « un livre ou tout autre morceau d’écriture » [4], étrangère à l’un comme à l’autre, que chacun observe, sélectionne, compare, interprète. Cette troisième chose, personne n’en est propriétaire, personne n’en possède le sens ultime, qui demande une traduction, pour s’approprier l’histoire et en faire sa propre histoire.

Une école qui valorise l’apprentissage et la pratique de la pensée critique est une école qui laisse des espaces libres, afin que les élèves se les approprient et exercent leur réflexion. De la même manière que « Je suis Henri Pinson » nous invite à réaffirmer que nous sommes nous et que nous pensons !

[1] « I wanted the finches to be all the same but every one unique, that’s why I used fingerprints. Henry is always printed with the same finger, actually, and no one elsehas that particular print. While working on the book [...],I fingerprinted everyone who came to the house or the studio for a few weeks to get a good collection ».Blog de Viviane Schwarz, http://vivianeschwarz.blogspot.ch/2015/04/i-am-henry-finch-making-of-well-my-bit.html, consulté le 9.1.2017. Je traduis.

[2] Matthew Lipman (2011). A l’école de la pensée. Enseigner la pensée holistique. Bruxelles : De Boeck, p. 31.

[3] Jacques Rancière (1987). Le maître ignorant. Paris : Fayard, p. 16.

[4] Ibid. p. 21.

Par Sonya Florey, Professeure à la HEP Vaud, sonya.florey@hepl.ch

Chronique publiée le 23.01.2017