Le loup et l’agneau patrimonialisé

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G. Doré, Le Loup et l’Agneau (1868)

Le loup et l'agneau, ces vieux comparses amis de l'école, ont encore frappé les classes de primaire !  On peut contempler depuis quelques semaines sur « YouTube » comment le célèbre vulgarisateur et dessinateur g'nevois Fiami enseigne la célèbre fable. Notre enseignant improvisé, amateur éclairé, s’empare du texte, le commente, explicite les mots difficiles, contextualise, invite les élèves à faire des liens avec leur vécu. Bref, que du bonheur sur les mines réjouies des apprentis lecteurs ! On ne se lasse pas en effet de l’élan de ces doigts levés, de ces réponses si bien orchestrées, de la pertinence de cette paraphrase longue, convergente et si bien coordonnée. Captation et prise de son professionnelles, montage parfait, rien à dire sur la forme, vraiment ! Le geste de tissage de Fiami est fascinant et efficace. A voir cet enregistrement, on se surprend à rêver de ces classes bien élevées. Intéresser des enfants au patrimoine littéraire du classicisme français devient un gai travail. La question finale du comédien « Pourquoi vous avez aimé la fable ? » amène une réponse unanime et sincère des enfants « Parce qu’elle était bien ».

Cette leçon exemplaire prend place dans un ensemble de leçons sur une quinzaine de fables de La Fontaine consultables sur le site Récite-moi La Fontaine http://www.fiami.ch/ind-rcmlf.html, sous les auspices bienveillantes et intéressées du musée d’histoire naturelle de Genève. Cela se passe tout près de chez nous, dans des écoles genevoises, celle du quartier que fréquentent mon fils et ma fille. J'ai longtemps hésité à commenter cette information pour cette raison : A* a aimé l’expérience, je ne vais pas la lui gâcher. Les grands textes du passé continuent d’émouvoir et de questionner le présent des enfants. Raison de plus pour encourager l’initiative !

Je conduirai ma réflexion plutôt sur deux idées toutes faites sur le métier et la formation de l’enseignant.e que ceux qui ont un avis sur tout et sur l’école en particulier ne manqueront pas de formuler.

Première idée toute faite : l’exercice du métier d’enseignant est affaire de passion et de cœur, peu importe les conditions d’enseignement. Combien sont-ils ces loupiots de la télé ? Sept, huit ou neuf enfants maximum, une demi-classe en somme, le nombre idéal pour un échange interprétatif riche et soutenu ! Tous sont bien présents, amusés, et vraiment impliqués dans l’interprétation du texte. Pour un peu, on y croirait à ces réponses intelligentes, à ces rires, à ce bonheur d’être là à apprendre, en bonne compagnie. Mais ce bonheur palpable, c’est aussi à l’enseignant qu’on le doit, le grand absent de ces images. Il est resté dans l’ombre, celui qui a préparé l’évènement, qui a posé le cadre de l’interaction, qui s’est fait discret pour la circonstance. L’équipe de didactique du français de l’Université de Genève à laquelle j’appartiens termine une recherche sur l’enseignement de textes « réputés littéraires ». Détail piquant : l’un des textes contrastés que nous avions demandé aux enseignant.e.s volontaires d’enseigner était Le loup et l’agneau ! Nous venons de rendre nos premiers résultats : le travail des enseignant.e.s, confronté.e.s aux contraintes du contexte de la classe, est souvent remarquable. Ce que les enseignant.e.s nous montrent de leur travail est sensiblement différent des leçons de Fiami. Les enfants ne sont pas moins sages ni questionnant. C’est le travail qui diffère. Le travail que nous avons observé comprend des régulations nombreuses et patientes ; les enseignant.e.s que nous avons observé.e.s se questionnent davantage, essaient et manquent davantage, s’améliorent jour après jour. Ces transformations se font à la suite d’un examen précis des contraintes de la situation.

Il va de soi que, pour cette captation de Fiami, notre équipe de recherche n'a pas été contactée. C'est tout l'intérêt de l’évènement. Les choses se font en dehors de toute collaboration avec l'école. L’école, la vraie, celle des élèves en surnombre, parfois en très grande difficulté, n’est pas si belle à filmer. Le projet Récite-moi La Fontaine, lié à des accords entre la ville, le Musée, le privé, les médias ("YouTube"), concerne la culture, pas l’institution scolaire et son cortège d’allégeances. Captées avec trois caméras et un perchiste, les leçons de Récite-moi La Fontaine ne visent pas à rendre compte de la réalité de la classe bien sûr. Il s’agit de montrer la vivacité d’une œuvre patrimoniale.

Deuxième idée toute faite : la formation à l’enseignement n’est pas nécessaire. Je m’interroge sur le sens de ce répertoire de leçons modèles accessibles en ligne. Quelles sont les intentions des commanditaires et gestionnaires du site « pédagogique » hébergé par Youtube ? Prétend-on remplacer la formation des enseignant.e.s par des manières de faire exemplaires ? Suppose-t-on substituer la réflexivité, au centre de la formation, par l’admiration des images du métier ? Les gestionnaires du site s’étonnent : les émules tardent cependant à se faire connaitre. Si peu de leçons sont déposées, ce n’est pas tant la peur de l’autoscopie que la difficulté d’imiter un modèle, d’appliquer une recette sans l’artéfact du dispositif et son mode d’emploi !

Chaque fois que je vais chercher mon fils en classe, je peux lire la fable que nous affectionnons, lui et moi, sur la grande affiche coloriée par Fiami. L'ironie de tout ceci est patente, ma foi... Et doit bien faire rire le porteur de lumière, Lucifer, grand patron des chercheurs en didactique. Cette leçon vaut bien un fromage sans doute…

Par Christophe Ronveaux, maître d’enseignement et de recherche, GRAFE – Université de Genève, christophe.ronveaux@unige.ch

chronique publiée le 4.01.2016