Géraldine Alibeu, une artiste aux sommets
Donner à voir
Entre le printemps et l’été 2022, les éditions Cambourakis ont discrètement publié un album qui n’a pourtant rien pour passer inaperçu. « Discrètement », car cette maison d’édition française est plus connue pour la bande dessinée, la littérature et les sciences humaines. « Un album qui n’a pourtant rien pour passer inaperçu », car il en impose d’une part par son format et son volume hors-normes, d’autre part parce qu’il ne se lit pas, il se gravit. Oui, Géraldine Alibeu est une autrice qui transforme l’expérience de lecture, une artiste qui fait randonner. Ce n’est pas la première fois. L’autre côté de la montagne en est une de plus, et une très belle. Elle nous avait fait voyager[1] sur les pas de Nicolas Bouvier (Des fourmis dans les jambes, petite biographie de Nicolas Bouvier, La Joie de Lire 2016) et les titres de nombre de ses albums ne trompent pas son goût pour nous transporter ailleurs.
Outre les deux maisons d’éditions citées plus haut, ses ouvrages ont aussi été diffusés par la regrettée Autrement Jeunesse, des éditeurs indépendants tel Benoît Guillaume[2], avant tout auteur de bande dessinée et à l’origine de la singulière collection Voleur qui sert sur un plateau d’argent le travail hautement esthétique d’artistes illustrateurs et illustratrices. L’identité du travail de Géraldine Alibeu ne fait donc plus de doutes et son site internet[3] le confirme, témoin de sa fécondité artistique allant de la gouache et la craie à la céramique. La vivacité de son style aux couleurs phares happe et hypnotise à la fois : le rouge vif, le bleu presque Klein, leurs nuances, le brun, le rose pastel, parfois le jaune éclatant.
On en veut tout près de soi, on en redemande, plus encore parce que c’est la nature que célèbre Géraldine Alibeu. Sa façon de peindre et dépeindre la montagne, de la voir majestueuse, ne laisse heureusement pas d’autre choix que chausser des souliers adaptés et se laisser porter sans plus savoir si nous sommes tout à fait devant ou tout à fait dans le livre.
C’est ce qui arrive avec Les montagnes vivantes (Éditions Benoit Guillaume-collection Voleur, 2022). Album au format italien, à la couverture souple tel un carnet de voyage, il se dispense de tout texte puisque Géraldine Alibeu raconte au pinceau. Des sommets que l’on gravit en tournant les pages. Certains que l’on reconnait, d’autres que l’on rêve d’atteindre. Puis les chemins d’ascension pour nous y conduire. Entre rivières et roches avec un tipi pour reprendre notre souffle de lecture et de marche. Une matière à vivre par la médiation de la peinture. Le rythme des pages comme rythme des pas. On ne se sent jamais petit, plutôt agrandi.
Donner à raconter
L’autre côté de la montagne, lui, parle. Le choix de narration randonne évidemment. Deux jeunes sœurs décident de partir.
« Cette année-là, ma sœur et moi, nous décidons de partir en randonnée sans les adultes. Nous nous sommes endurcies au fil des ans et des baladettes du dimanche, des allers-retours sur les petits sommets environnants, ceux que nous voyons depuis notre naissance à travers notre fenêtre de la chambre au réveil, à travers les vitres du bus ou de la salle de classe, au bout de chaque rue de la ville. Ma sœur et moi, nous voulons voir plus loin. »
Et c’est peu dire. La narratrice nous embarque pour des bivouacs en refuge, des aléas, des découvertes, des efforts, des peurs et leur dépassement. À chaque écueil, des portes s’ouvrent vers l’exigence de la nature en autonomie et la communion qu’elle inspire. L’album alterne une foison de doubles-pages aussi silencieuses que les roches et les cols et des passages parlés comme un récit de voyage mimant celui de la tante Jeannette qui a inspiré l’audace des deux jeunes marcheuses. Cette foison de paysages fait de l’album une collection d’une rare densité de tableaux peints pour mieux vivre ce que les personnages arpentent. Les ruptures de rythme plongent les lecteurs et lectrices dans les détails qui font le déroulement de la randonnée : la carte IGN et ses courbes de niveaux, les chaussures délacées et les pieds libérés lors des pauses, les barres de céréales et autre thermos, la lampe frontale pas loin de la gamelle, la double trace rouge et blanche pour éviter de se perdre même lorsque le brouillard en décide autrement. Il faut le dire, nous aimerions être partout, surtout dans leurs sacs de couchage en pleine et double page.
Ou celle-ci qui libère nos propres épaules :
Le récit est celui d’une quête de soi et cette quête, outre la randonnée, est celle du désir de l’écriture. Au milieu de l’heureuse et infinie abondance de paysages peints, l’héroïne et narratrice le dit :
« L’année d’après, Tata m’offre un carnet à dessin. ET aussi, une carte IGN neuve, la première d’une grande collection. »
Une mise en abyme sans équivoque qui en dit long sur l’autrice et le rapport qu’elle entretient amoureusement avec la nature, le dessin et l’écriture. Ecoutons-la lors d’un entretien qu’elle a accordé à Voie Livres alors que son album se destine à bientôt investir de nombreuses classes primaires romandes.
Donner à relater
Voie Livres : - Que vous procure l’idée que votre livre sera bientôt dans des classes ?
Géraldine Alibeu : - C’est super ! J’aime le livre pour cela, parce que c’est un objet du quotidien qui a sa place partout. L’école est un endroit où il circule particulièrement, où il est vraiment lu. La vie du livre commence en classe, au moment où je vais pouvoir en parler avec les enfants, rencontrer des lecteurs que je ne connais pas, pour qui je n’ai pas forcément écrit et qui ignore mon univers. Le thème du refuge a donné lieu par exemple à une résidence dans une école qui s’est mis à construire et inventer des cabanes pour donner lieu à un album.
Voie Livres : - Refuge ? Jamais très loin de la montagne ?
Géraldine Alibeu : - Oui, graphiquement l’idée de la montagne est née après. J’ai toujours aimé marcher. J’ai commencé à la dessiner à 5/6 ans. À force j’ai voulu intégrer mes dessins d’observation à un récit. Le croquis intéresse beaucoup les enfants. L’intégrer à un récit permet au lecteur d’imaginer un regard autre.
Voie Livres : - Ce qui est fascinant dans votre dernier album, c’est la façon avec laquelle vous nous faites entrer dans l’univers de la montagne et marcher au rythme des illustrations et du récit.
Géraldine Alibeu : - Lorsque je conçois un livre fait de textes et d’illustrations, je suis plus libre dans le choix du rythme, du nombre d’images – le texte aurait pu se lire seul – mais ma manière de le mettre en images me permet de prendre le temps de raconter des choses qui n’ont pas forcément besoin de mots mais où l’image donne toute l’atmosphère par le rythme qui offre de vraies pauses temporelles comme la nuit. Je voulais qu’on sente le temps qui passe au-delà d’une balade de quelques heures. Le temps de la marche fait évoluer les protagonistes qui au début sont pleines d’entrain puis leur état d’esprit se transforme. Ce n’est pas si facile, pas tout à fait ce qu’elles avaient imaginé. Les décisions en montagne ne se prennent pas d’un coup.
Voie Livres : - Il y a souvent l’idée pour nous enseignant·e·s que ce type d’album est trop difficile parce qu’il avance lentement et longuement, parce que les illustrations portent beaucoup à elles seules l’atmosphère et le récit. Pourtant cet album est un véritable cadeau car il est aussi artistique.
Géraldine Alibeu : - J’ai du mal à me mettre à la place de professeurs. Plus je donne des images, plus je pense donner des clés. Il n’est pas nécessaire de comprendre, seulement se laisser porter. Comme tous les albums jeunesse, il est fait pour être regardé plusieurs fois. L’enfant aura le temps au fil de ses lectures de se poser des questions. Qui est la narratrice ici ? Qui a dû dessiner ce paysage ?
Voie Livres : - Comment décidez-vous l’alternance texte-image ? Où se situe votre plaisir ?
Géraldine Alibeu : - Souvent je pars d’envies de dessins. Je fais rapidement les deux en même temps en distinguant un carnet et les dessins. Petit à petit, ils s’articulent. Le chemin de fer demande beaucoup de temps. Il y a eu, pour cet album, beaucoup d’étapes de recherche, de formes possibles, de scénarii possibles. Les moments et les scènes se tissent très progressivement.
Voie Livres : - Si vous aviez une double page que vous aimiez particulièrement ?
Géraldine Alibeu : - Peut-être cette image dans le brouillard où la main de l’héroïne ramasse des cailloux, entend sa sœur et des bruits sans avoir vu encore les bouquetins. Elle correspond à ce moment où on arrive au-delà de l’endroit où vivent les gens, dans une atmosphère très minérale sans plus de maisons, plus de pâturages, ce genre de paysages que j’aime atteindre en randonnée, où on est disponible et à l’affut. On essaie de se sentir bien, chez soi dans des éléments que l’on ne maitrise pas. C’est ce qui est magique.
Voie Livres : - Vous aimez votre métier ?
Géraldine Alibeu : - C’est un privilège de parler de soi, de ce que les gens ressentent et partager à la fois.
Voie Livres : - Quand vous créez, avez-vous un lectorat en tête ? Adulte, enfant ?
Géraldine Alibeu : - Je ne pense pas à un lectorat précis. Parce que naturellement j’ai une manière d’écrire et de dessiner accessible. Je pense à ma sœur, aux enfants et adultes autour de moi. Une fois le récit construit, je le fais lire mais ce n’est pas une question qui me préoccupe au moment où je crée. Éventuellement après coup, je me demande si je dessine le personnage plus jeune ou plus vieux. Ce que je constate finalement, c’est que les personnes qui achètent mes livres le font sans repères d’âges définis. Je ne trouve pas qu’il y ait de règles. C’est important pour les éditeurs et commerciaux mais rien n’est fixe. Le dessin d’observation permet d’intégrer les adultes en tous cas.
Donner à enseigner
Faut-il avoir randonné pour aimer cet album ? Transmettra-t-il la saveur de la montagne ? Pourra-t-il être lu, feuilleté, parcouru sans l’étayage de l’enseignant·e ? C’est le défi que relèveront les futurs moyens d’enseignement romands[4] en l’offrant à chaque classe romande de 5e et 6e dans le parcours du Livre-minute. Ce parcours vise à faire exprimer l’élève sa propre expérience de lecture, la partager à ses pair·e·s pour leur donner à leur tour envie de lire, peut-être même de dessiner et d’écrire dans de futurs carnets de voyage.
Il donnera à voir de l’art et des sommets. On a hâte, non ?
Chronique publiée le 31 janvier 2023
Par Claire Detcheverry, Chargée d’enseignement à la HEP Vaud (claire.detcheverry@hepl.ch)
[1] https://www.voielivres.ch/le-cercle-des-hiboux-quand-ledition-jeunesse-soffre-a-lecole-recit-dun-abonnement-aux-editions-la-joie-de-lire/
[2] https://benoitguillaume.org/