Gare au monstre ! Un album jeunesse pour comprendre l’effet d’un bouche-à-oreille fantasque
Sunghee Shin (2017), Gare au monstre!. Paris : Éditions circonflexe.
Gare au monstre ! Cet album jeunesse, au titre jouant de prime abord sur l’épouvante, propose un récit de randonnée qui invite à se questionner non sur l’existence de monstres, mais plutôt sur les conséquences fantasques d’une imagination débordante. Graphisme léché à l’encre de Chine, jouant principalement sur le noir et blanc et usant des couleurs avec parcimonie, cet album original touche plusieurs dimensions liées à notre manière de communiquer et de comprendre le monde qui nous entoure tout en nous invitant à une réflexion morale. Il se prête à merveille à un travail didactique sur le récit et sur la compréhension dès les premières années scolaires.
Dans cet album, les animaux restent des personnages qui jouent et rejouent la métaphore de l’humain, mais qui constituent toujours une accroche vers le récit pour les plus jeunes. Nous sommes introduits dans ce conte, construit sur une structure ternaire classique (situation initiale, enchainement d’actions, dénouement), par la vision de la souris qui, semble-t-il, perçoit quelque chose d’étrange qu’elle mentionne sous les termes d’« un animal fort étrange ».
Sunghee Shin (2017), Gare au monstre!. Paris : Éditions circonflexe.
Elle court, essoufflée, vers le hérisson pour raconter cet évènement. On apprendra ici que l’animal vu par la souris se constitue désormais d’un long cou et d’un dos vouté. Il ne faudra pas plus de temps au hérisson pour, lui aussi, communiquer cette information à son ami le cerf…. Et ainsi de suite à toute la communauté de la forêt…
Sunghee Shin (2017), Gare au monstre!. Paris : Éditions circonflexe.
Petit à petit, la description de l’animal fort étrange se pare au fil des interactions d’éléments supplémentaires, énumération accumulative typique des contes de randonnée. Désormais, comme le hérisson l’explique à son ami le cerf, l’animal se constitue d’un long cou d’un dos vouté et… de piquants. C’est toujours suite à ce type d’interaction que le récit propose à son lecteur d’entrer dans la tête des interlocuteurs, ici le cerf, en illustrant ostensiblement ce qui est généralement dissimulé : le lecteur a accès à ce qui se passe dans la tête du personnage, c’est-à-dire à sa propre représentation de la réalité. L’imagination devient désormais explicite dans les illustrations de Shungee Shin :
Sunghee Shin (2017), Gare au monstre!. Paris : Éditions circonflexe.
Le cerf s’imagine donc à son tour un animal avec un long cou un dos vouté, des piquants, mais aussi… des cornes. Au fil de ces multiples rencontres des animaux de la forêt, la rumeur enfle et s’agrémente de multiples caractéristiques diverses et de plus en plus irréelles. Forcément, le lion, dernier interlocuteur de la chaine et roi des animaux, s’épouvante et crie « Gare au monstre ! ». Tous courent se cacher de ce monstre aux allures atroces.
Sunghee Shin (2017), Gare au monstre!. Paris : Éditions circonflexe.
Peur inutile, il ne s’agissait que d’une simple tortue au long cou et au dos vouté…
Appréhender les liens entre l’imagination et la communication aux plus jeunes
Cet album est résolument original, non par la structure classique de son récit ou la réification des animaux en personnages, mais parce qu’il met en évidence, dans un conte destiné à nos plus jeunes lecteurs, des aspects interactionnels rarement traités par la littérature de jeunesse, à savoir la création et la diffusion d’une rumeur, ici relayée à travers ce que les personnages racontent et ce que les destinataires comprennent. On transmet à autrui ce que l’on a vu, ou plutôt ce que l’on a cru voir. Illustrant avec brio ce qui nous rappelle le jeu du « téléphone arabe », Shungee Shin montre comment un message se déforme au fil des interactions et s’éloigne petit à petit de la réalité due à l’impact de l’imagination personnelle de chaque interlocuteur. Partager sa pensée, c’est aussi quelques fois transformer la réalité sans s’en rendre compte. Le récit de Gare au monstre ! et sa morale sous-jacente permettent d’exemplifier aux plus jeunes les mécanismes en jeu dans la diffusion d’une rumeur et les conséquences qui en découlent : ici un bouche-à-oreille fantasque, qui, au final, aura provoqué plus de peur que de mal.
Entre ce que l’on voit et ce que l’on interprète, il y a tout un monde et il y a surtout l’imagination. L’intérêt de ce texte, c’est qu’il prend le parti d’illustrer clairement ce qu’il se passe dans la tête des personnages et met ainsi en abime la façon dont on s’imagine le monde et, plus largement, notre manière de mettre en relation des éléments et faire des inférences. Par exemple, cet album invite le lecteur à se questionner : comment sommes-nous passés de la notion de « monstre » face à celle d’un animal au long cou et au dos vouté, principales caractéristiques de la tortue ? À quoi sert le nuage dessiné au-dessus des animaux ? En somme, comment sommes-nous passés de la situation initiale du récit au dénouement ?
Ce texte a l’avantage de se lire à différents niveaux, il s’agit d’ailleurs d’un album très intéressant pour parler de l’inférence avec les plus jeunes et de nos manières pertinentes ou non de tenter de comprendre le monde. Ce texte souligne notamment des fonctionnements typiques de l’être humain telles nos manières de communiquer qui ne sont jamais complètement objectives et projettent nos propres représentations du monde, mais également certaines de nos dispositions psychologiques : en effet, lorsque la rumeur enfle, le fantasme n’est jamais loin…
par Virginie Degoumois, Chargée d'enseignement à la HEP Vaud, virginie.degoumois@hepl.ch
Chronique publiée le 4 décembre 2017