Expérience esthétique avec deux grandes dames de la littérature jeunesse
Kveta Pacovska et Warja Lavater sont deux grandes auteures de littérature de jeunesse : L'invitation de la première et La Belle au Bois dormant de la seconde gagneraient à être placées dans toutes les bibliothèques, sur toutes les étagères, entre toutes les mains.
Auteures de livre jeunesse, certes, mais dans la perspective d'une littérature qui parle également aux plus grands, ces deux artistes ont une compréhension globale du livre. Pour L’invitation et La Belle au Bois dormant la priorité est donnée à l’image. La dimension ludique, poétique et graphique est une donnée commune aux deux livres.
Kevta Pacovska (2012). L’invitation. Paris : Editions des Grandes Personnes ©
Format du livre 25x25 cm couverture souple, 20 pages
L’invitation est un livre d’une grande ingéniosité graphique. L’univers haut en couleur de Kveta Pacovska est libre, fougueux et maîtrisé. L’auteure met en scène des rencontres inattendues autour d’un geste du quotidien. Les personnages du livre sont invités à boire le thé, qu’ils soient C majuscule, rhinocéros Boomer, Ronds de couleurs, Clown espiègle, Lune jaune, Escargot, danseuse Pirouette et Hibou. Cette succession de lieux, de personnages nous ouvre un espace de possibles.
Tous ces personnages sont amplement représentés puisqu’ils prennent tous sans exception l’espace total de la page. C'est une invitation personnalisée joyeuse et foutraque. Douze invités réunis dans le seul but d’être heureux ensemble.
Kevta Pacovska (2012). L’invitation. Paris : Editions des Grandes Personnes ©
Format du livre 25x25 cm couverture souple, 20 pages
Kevta Pacovska (2012). L’invitation. Paris : Editions des Grandes Personnes ©
Format du livre 25x25 cm couverture souple, 20 pages
Le matériau de prédilection de Kveta Pacovska est le papier ; elle le découpe, utilise les chutes pour ses compositions de dessin/collage. Elle dessine au crayon, au feutre, colle, assemble, juxtapose. Même le texte est composé de la même manière que les visuels : il est intégré dans ses compositions sous la forme de papier découpé.
Chaque page de l’histoire est un terrain de jeu ou une salle de gymnastique graphique pour l’auteure. Le travail de Kveta Pacovska ressemble à une grande fête conviviale et récréative.
La couleur rouge ainsi que le noir dominent et ces deux couleurs prépondérantes mettent en valeur les autres couleurs utilisées par l’auteure (le rose, le violet, le bleu, le vert).
Le livre est imprimé en aplat mat et brillant. L’auteure se joue également avec allégresse d’un aplat de couleur argenté que l’on retrouve au fil des pages. Cet effet miroir fait cligner de l’œil le lecteur et donne une note piquante à l’ensemble.
Sur la narration, Kveta Pacovska égrène une série de phrases répétitives construites sur la même base :
Aujourd’hui, j’ai invité...... J’espère...... Elle affirme son invitation et évoque un souhait lié à chacun des invités.
En voici quelques extraits :
«Aujourd’hui, j’ai invité Boomer le rhinocéros pour le thé. J’espère qu’il sera heureux de venir chez moi»
«Aujourd’hui, j’ai invité la Lune jaune pour le thé. J’espère qu’elle brillera pour moi», etc.
Kveta Pacovska, quant à elle, place l’innocence et l’imagination au cœur de son travail, elle est d’une générosité sans limite.
Warja Lavater (1982). La Belle au Bois dormant. Paris : Adrien Maeght Editeur © http://www.maeght.com/editions/theme.asp?id=18
Format du livre 11x16 cm, couverture dure, livre leporello de 43 pages
Warja Lavater pour La Belle au Bois dormant nous propose sa version personnelle du conte de Charles Perrault : une version non figurative et sans texte.
Ce livre n’est pas une édition courante, c’est un livre d’art édité en 1982 par Adrien Maeght Editeur à Paris. La couverture est toilée et titrée d’une élégante étiquette dessinée par l’artiste.
Le lecteur ouvre le livre leporello (livre accordéon) et découvre les lithographies abstraites à dominante de couleur verte, rose, grise. Un magnifique tableau sur papier s’ouvre à lui. Pas de texte pour suivre l’histoire, nous sommes plongés dans une cartographie poétique, guidés par la page légendée des personnages, lieux et décors de l’histoire.
Warja Lavater (1982). La Belle au Bois dormant. Paris : Adrien Maeght Editeur © http://www.maeght.com/editions/theme.asp?id=18
Format du livre 11x16 cm, couverture dure, livre leporello de 43 pages
La lecture n’est pas simple d’un premier abord puisqu’il faut se familiariser, mémoriser les pictogrammes représentant les acteurs du conte.
Nous sommes immergés dans une version picturale, nous reconstituons l’histoire de La belle au Bois dormant à l’aide des outils que Warja Lavater met à notre disposition.
Warja Lavater (1982). La Belle au Bois dormant. Paris : Adrien Maeght Editeur © http://www.maeght.com/editions/theme.asp?id=18
Format du livre 11x16 cm, couverture dure, livre leporello de 43 pages
Warja Lavater (1982). La Belle au Bois dormant. Paris : Adrien Maeght Editeur © http://www.maeght.com/editions/theme.asp?id=18
Format du livre 11x16 cm, couverture dure, livre leporello de 43 pages
La Belle au Bois dormant se présente sous la forme d’un rond vert avec en son centre un rond rose. Le prince prend la forme d’un losange. Le château est représenté par des aplats de couleur rose pâle, synonyme de quiétude. Le bois dormant par des jeux de vert nuancés. Un dérangeant rond noir signale la présence de la méchante fée.
Quand la tension monte dans l’histoire les couleurs en aplat douces et sereines se transforment, vibrent, s’épandent en se mélangeant entre-elles.
Ce livre leporello est une œuvre sur papier en elle-même par sa composition graphique et ses couleurs. Dans l’ensemble les teintes sont douces ponctuées d’aplats géométriques forts, symbolisant par exemple la porte du château par un aplat géométrique bleu nuit. Il est possible de simplifier la lecture et de lire cet ouvrage comme on se place devant la contemplation d’un tableau.
Ces deux ouvrages ne sont pas des albums illustrés mais des albums graphiques. Nous entrons dans une logique ou texte image et support sont intimement liés. Les deux auteures quand elles créent, travaillent sur ces trois domaines en même temps. C'est là une acception de l'art comme expérience, où rien n’est balisé, où rien n’est acquis « car c’est par la beauté que l’on s’achemine à la liberté ». [1]
Ces deux livres nécessitent une attention visuelle et un intérêt pour l’esthétique que l’on peut travailler avec des non initiés. Ils ouvrent les portes de la création et de l’imaginaire. La différence de sensibilité artistique des deux artistes met l’accent sur l’unicité et la richesse de l’être humain.
Comme un coda, je me réfère au célèbre pédiatre et psychiatre Winnicott évoquant le mode créatif de perception « Il faut envisager la créativité dans son acceptation la plus large, sans l’enfermer dans les limites d’une création réussie et reconnue ». [2]
La lecture de ces deux ouvrages fut pour moi un écho à ma recherche artistique dans la liberté de son expression.
Si j’étais enseignante, c’est par là que j’entrerais. Je créerais des personnages « images » à partir d’un attribut (une couleur, une forme, un objet), puis travaillerais la composition. Je raconterais l’histoire en faisant défiler les pages et en retrouvant les personnages. Je ne travaillerais surtout pas sur la représentation mais sur la convention.
Kveta Pacovska (1928- )
Artiste plasticienne tchèque
Warja Lavater (1913-2007)
Peintre, illustratrice et auteure suisse
[1] Schiller, F. V. écrivain allemand (1759-1805).
«Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme» lettre 2 (1795)
[2] Winnicott, D. (1896-1971), Pédiatre, psychiatre et psychanalyste britannique
Par Pascale Lhomme-Rolot, pascale.lhomme@bluewin.ch, graphiste, plasticienne, co-fondatrice des éditions Le Mécano et de Pure Crème atelier d’art graphique
Chronique publiée le 15 mai 2017