Est-ce que l’argent intéresse les enfants ?
Sur la couverture, le portrait d’une femme. Elle tient dans une main une pièce d’or, dans l’autre une théière fendue. Elle est vêtue d’un manteau aux motifs floraux un peu japonisants dont le bas est brûlé (sur ses mains, des traces de suie). Autour de sa taille, une ceinture où sont accrochés quatre poissons, une boussole, des feuilles d’arbres, une petite paire d’ailes et un gros morceau de viande rouge. Glissés dans la ceinture, des crayons et un cahier sur lequel on peut lire : « Survivre ». Elle porte enfin sur son dos un carquois avec des flèches, un arc rouge, une sorte de tapis de yoga bigarré, une hache, une souche d’arbre. Son visage hiératique (des yeux bleus fardés, un long nez), encerclé de cheveux rouges retenus par un bandeau, en fait une sorte d’icône.
On pense à ces peintures de musées qui semblent parfaites au premier regard et qui, au fur et à mesure qu’on les observe, dévoilent des distorsions, quelque chose de vivant.
Ce portrait, c’est celui de Sylvia, personnage qui orne la couverture d’un livre majestueux, grand format, signé Emmanuelle Houdart pour les dessins et Marie Desplechin pour le texte. Un album intitulé : L’argent.
E. Houdart & M. Desplechin (2013), L’argent, Paris : Editions Thierry Magnier. ©
Le travail de ce duo d’artistes est aussi remarquable qu’original, incontournable pour qui s’intéresse à la littérature illustrée. Il s’agit là d’une 2e collaboration : elles ont publié en 2011 déjà un ouvrage dans le même esprit, intitulé Saltimbanques et consacré à des personnages de foire. Avec L’argent, elles ont travaillé de la même manière ; c’est Emmanuelle Houdart qui dessine tout d’abord et propose ses dessins à Marie Desplechin qui invente l’histoire à partir d’un choix de portraits.
Des portraits de personnages fantastiques, aux mille et un détails, colorés, oniriques, un peu fous. Et à partir de chaque image, Marie Despelchin fabrique l’identité du personnage qui se décline à travers un monologue. Peu à peu se tisse une histoire qui relie ces personnages les uns aux autres : celle d’un mariage où il sera, inévitablement, question d’argent.
A propos de ce travail commun, Marie Desplechin dit qu’elle a tout de suite été intéressée par le thème proposé par Emmanuelle Houdart, car « l’argent, ça intéresse les enfants », commente-t-elle. Et elle ajoute : « Quand je vais dans les classes, très souvent, les enfants me demandent combien je gagne » [1].
Et pourtant l’argent est peu présent dans la littérature jeunesse. Est-ce la conséquence d’une forme d’idéalisation de l’enfance, trop souvent considérée comme un moment de vie libéré des contingences matérielles ?
Ici le thème est abordé de manière frontale. L’histoire est celle de deux familles qui, à l’occasion de ce mariage, racontent leur propre destinée et leur rapport à l’argent. Faut-il en avoir ou pas ? Comment le gagner, le garder, comment vivre sans ? Etc…
Une galerie de portraits
La galerie s’ouvre sur Edward, oncle de la future mariée. Figuré sous les traits d’un homme vampire, il tient un couteau à la main et du sang coule de sa bouche. Edward c’est le représentant d’un capitalisme extrême qui nous explique que « grâce à [lui], [ses] clients pauvres peuvent acheter pour pas grand-chose ce que [ses] travailleurs pauvres ont fabriqué pour presque rien. »
E. Houdart & M. Desplechin (2013), L’argent, Paris : Editions Thierry Magnier. ©
On comprend qu’il est le frère de Sylvia, celle qui orne la couverture et dont le mode de vie est à l’opposé d’Edward. Tournée vers la simplicité, Sylvia cultive son jardin et vit sans économie, afin de « faire très bien avec très peu ».
A l’opposé, nous rencontrons l’autre sœur, Bonnie la hackeuse qui, à la manière d’un Robin des bois, déleste les comptes des plus riches, Edward en tête. L’image qui a inspiré ce personnage est le portrait d’une femme au regard bleu, la tête ornée d’un foulard de pirate, une dague à la main et contre son cœur, une toute petite fille qui tient un volume dont la couverture indique à travail égal salaire égal.
E. Houdart & M. Desplechin (2013), L’argent, Paris : Editions Thierry Magnier. ©
Quant au marié, il est le fils d’Arturo, baron de la drogue qui a rêvé du meilleur pour son fils, tandis que lui-même a grandi dans la pauvreté et la violence. Arturo qui tue pour ne pas être tué.
Parmi d’autres (douze personnes en tout), on rencontre aussi le père de la mariée, Camil, qui a trimé toute sa vie et qui pourtant se retrouve sans le sou, malgré les sacrifices et l’exil, ou Sofie, une jeune femme née à l’Est mariée à l’Ouest pour trouver une vie meilleure.
Quant aux mariés, ils se nomment Ernesto et Virginie. Ernesto jeune businessman, brillant et riche tombe nez à nez avec Virginie en sortant d’un supermarché : la jeune fille est en train de fouiller les poubelles, avec ce qu’elle ramasse, elle et ses amis organisent des repas gratuits.
E. Houdart & M. Desplechin (2013), L’argent, Paris : Editions Thierry Magnier. ©
Entre l’homme d’affaires et la reine de la récup, c’est le coup de foudre mais pas seulement. Parmi leurs projets, celui d’une école ouverte à toutes et tous.
Un travail d’équilibres complices
Au fil de la lecture, on comprend comment les deux artistes, chacune à leur manière, jouent avec les paradoxes et donnent à voir à travers la fiction, diverses façons d’appréhender l’argent et les comportements qui en découlent.
Sans complaisance et sans morale, le texte va beaucoup plus loin qu’une simple galerie de portraits. Avec l’imagination virevoltante qu’on lui connaît, elle raconte en quelques pages, des existences entières. Ce texte n’est pas sans rappeler d’ailleurs deux de ses ouvrages qui racontent la jeunesse de deux héroïnes au XIXe : une jeune bourgeoise découvrant le Paris populaire (Satin Grenadine) et une orpheline à Montmartre peu après la Commune (Séraphine).
Nous retrouvons le souci de l’auteure de susciter un vrai questionnement, lié au sens de la justice, aux inégalités sociales, aux possibilités d’échanges et de partage. Les dessins inoubliables d’Emmanuelle Houdart donnent une couleur particulière à ce discours où la rêverie et l’utopie trouvent leur place.
[1] « Écrire sur l'argent dans la littérature jeunesse », [en ligne] http://www.franceinfo.fr/emission/le-zoom-culture/2013-2014/ecrire-sur-l-argent-dans-la-litterature-jeunesse-10-14-2013-13-25. Consulté le 23.08.2016.
Propos de Céline Cerny, auteure et médiatrice culturelle à Bibliomedia, Celine.cerny@gmail.com
Chronique publiée le 29 août 2016
Texte adapté d’une série de chroniques réalisées pour Les Matinales d’Espace 2 durant la période de Noël 2013