Donner un fil d’Ariane aux jeunes lecteurs
Héraclès et ses douze travaux, Zeus, Ulysse et son Odyssée, le Cyclope, la belle Hélène, Cerbère, le chien aux trois têtes, le Minotaure et son labyrinthe, Sisyphe et son rocher, Œdipe et le Sphinx – seul le fil d’Ariane permet de ne pas se perdre dans la mythologie grecque !
Aussi l’expression « Le fil d’Ariane » constitue-t-elle le titre du magnifique album de Jan Bajtlik qui permet de visiter quelques mythes grecs et des aspects de la vie quotidienne grecque antique sans se perdre dans ces histoires labyrinthiques.
Que de labyrinthes !
Chaque page de cet album représente un labyrinthe : de forme géométrique sur la page de couverture et en quatrième de couverture, tout comme dans les marges des pages donnant le titre, la table des matières, l’introduction et un mode d’emploi (1-5) puis des explications relatives à chaque mythe ou aspect de la vie quotidienne (p. 55-71), sa forme varie sur les vingt-quatre double-pages dont dix-neuf représentent un mythe – la guerre de Troie occupant trois doubles pages, tout comme le retour d’Ulysse – et cinq des sujets non mythologiques : le colosse de Rhodes, qui était l’une des sept merveilles du monde, les Jeux Olympiques, la maison grecque, l’Acropole d’Athènes et le théâtre grec. Parmi les mythes figure justement celui qui a donné son nom à l’album, celui de Thésée qui parvient grâce au fil que lui a donné par amour la princesse Ariane à sortir du labyrinthe après avoir tué le Minotaure. Sur la double-page qui lui est dédiée (p. 14-15), on voit Thésée s’élancer dans le labyrinthe circulaire pour tuer le Minotaure, qui l’attend au milieu, tout en déroulant le fil rouge que lui a donné Ariane, que l’on aperçoit à l’entrée du labyrinthe, au milieu de la marge gauche de la page de gauche. La sortie se trouve au milieu de la marge droite de la page de droite. En tournant la page, on se retrouve dans la marge gauche de la page de gauche du prochain mythe et on s’y lance volontiers.
Le graphisme soigné et extrêmement détaillé plonge d’emblée le lecteur et la lectrice dans l’univers grec antique : les personnages, évoluant dans un paysage en adéquation avec le sujet, sont représentés « à la grecque », à savoir de profil, leur « nez grec » bien visible. Nombre d’entre eux, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes, citent des statues ou des représentations de vase célèbres, tels le lanceur de disque (p. 7), qui évoque le Discobole de Myron, ou Achille et Ajax jouant aux dés (p. 28), qui rappellent une fameuse peinture sur vase d’env. 540 avant notre ère. L’auteur, Jan Bajtlik, indique par ailleurs en fin de volume s’être inspiré pour les illustrations, tant des personnages que des animaux ou d’éléments figuratifs, de nombreux vases, fresques et statues de la Grèce antique conservés dans des musées du monde entier. Au savoir mythologique que l’album transmet s’ajoute donc, en toute discrétion, celui de l’art grec antique. La forme des lettres, suggérant l’alphabet grec, contribue également à créer cette atmosphère hellénique, tout comme les couleurs bleue et blanche de la couverture.
Une fois entré dans un labyrinthe – comment en sortir ?
Dans sa brève introduction, Jan Baktlik annonce au lecteur : « Les labyrinthes dessinés dans ce livre te feront voyager dans le passé et te permettront d’explorer [l]es mythes. Tu découvriras les destins incroyables de héros mythiques, mais aussi le mode de vie, l’habitat et les loisirs des Grecs dans l’Antiquité ». C’est effectivement dans un véritablement voyage à travers les divers mythes que le lecteur est entraîné, invité à flâner au gré des chemins de traverse que lui offre le labyrinthe et qui l’obligent fréquemment à revenir sur ses pas, puisqu’il n’y a qu’une seule issue. Au gré de ses déambulations, il découvre diverses petites scènes en lien plus ou moins étroit avec le mythe traité. Mais qu’il se rassure : même si le balisage à travers ces pages double-pages illustratives est assez discret, il peut compter sur le guide de voyage que constituent les textes explicatifs en fin de volume.
Ainsi, la première double-page, intitulée « Le monde selon les Grecs de l’Antiquité » et traitant du combat des dieux de l’Olympe contre les géants, regorge de personnages et d’événements étrangers à ce combat, dont deux bergers menant leurs moutons, un homme récoltant des olives ou encore deux philosophes, autant de tableaux de la vie quotidienne. Certains de ces groupes établissent des liens avec d’autres double-pages, comme le public qui assiste à une représentation théâtrale, annonçant la thématique du théâtre, traitée en p. 52-53. Fréquemment aussi, un personnage, bien reconnaissable d’image en image par ses habits ou ses attributs, tels Héraclès ou Athéna, permet d’établir un lien entre les divers mythes. Souvent, de petites scènes dans les coins des double-pages content les événements antérieurs et postérieurs, comme pour « Le labyrinthe du Minotaure » (p. 14-15) : la vignette dans l’angle inférieur gauche rappelle l’artifice auquel la reine Pasiphaé a recouru pour s’unir avec le taureau, celle dans l’angle supérieur gauche le contexte du tribut athénien et celle dans l’angle supérieur droit le destin d’Icare. De nombreux personnages ou animaux qui occupent les divers recoins de ces labyrinthes souvent luxuriants prêtent aussi tout simplement à sourire. Il en va ainsi de cet âne lourdement chargé dans « La forge d’Héphaïstos » qui refuse de sauter par-dessus un trou dans le pont alors qu’un Cabire le tire de toutes ses forces (p. 42) ou des deux chars qui se heurtent avec violence dans « Les Jeux Olympiques » (p. 47).
Pour ne pas se perdre définitivement dans ces labyrinthes, séduit par l’une ou l’autre créature ou scène, le lecteur et la lectrice doivent fournir un sérieux effort : seule une concentration soutenue leur permet de parcourir les différentes étapes – parfois numérotées, mais pas toujours – des divers mythes. Il arrive que le voisinage de plusieurs scènes qui entretiennent en fait un rapport d’antériorité et de postériorité complexifie considérablement l’appréhension des rapports chronologiques entre les divers événements. « La guerre de Troie, Acte II : le siège » en livre un bon exemple : l’emplacement du bûcher de Patrocle par rapport à celui de la scène montrant Thétis offrir la nouvelle armure à son fils Achille pourrait faire conclure à la postériorité de la seconde scène, qui est en fait antérieure, une imprécision chronologique due à la compression propre à la représentation imagée que le cheminement à travers le labyrinthe ne résout pas.
Le fil d’Ariane en classe
Aux yeux de l’enseignante expérimentée de fin du deuxième cycle, la richesse foisonnante des illustrations, la complexité des rapports chronologiques et le cheminement tortueux rendent l’accès de l’album difficile sans le soutien d’un accompagnateur possédant des connaissances plus approfondies que celles que livrent les textes explicatifs à la fin de l’album (p. 55-71). Ceux-là semblent en effet s’adresser au jeune public-cible plutôt qu’à des enseignant·e·s désirant appuyer sur eux leur didactisation de l’album.
Les possibilités d’exploiter ce riche album en classe sont nombreuses, permettant de mobiliser et de travailler les compétences tant d’observation que d’interprétation et de mise en relation. Par ailleurs, les titres des double-pages, les légendes des vignettes sur les double-pages et les textes explicatifs peuvent aussi être exploités des points de vue lexicaux et formels : ces divers textes recourent tous à un vocabulaire riche et différencié ; en outre, les titres et les textes explicatifs sont rédigés au passé simple, les légendes des vignettes au présent ; finalement, les textes explicatifs se terminent souvent par une expression française liée au mythe présenté. La traduction soignée de l’original en polonais est due à Lydia Waleryszak, dont le nom ne figure curieusement pas dans l’album, mais seulement sur le site https://www.lajoiedelire.ch/livre/le-fil-dariane/. Certains dessins moins riches et plus reposants pour l’œil, comme la double-page « Sisyphe » (p. 38-39), se prêtent à la différenciation.
Le site indique comme âge « à partir de 9 ans ». L’enseignante, qui a testé l’album avec ses élèves de 8P qui disposaient déjà de bonnes connaissances de la Grèce antique et de certains mythes, recommande plutôt 12 à 14 ans. Et elle conseille à tout·e enseignant·e qui prévoit l’exploitation de l’album en classe de photocopier les labyrinthes, pour que les élèves puissent tracer leur chemin sans retenue.
Par Antje Kolde, HEP Vaud, et Sylvie Rochat, Établissement primaire d’Anières (GE)
Chronique publiée le 4 novembre 2019