Dis-moi comment faire une histoire bilingue…
A quoi pense un.e auteur.e lors de l'écriture d'un livre ? Quel message veut-il.elle transmettre ? Est-ce que son lectorat est important ? Comment se le représente-t-il.elle ? Et quand le livre est bilingue, quels sont les enjeux à prendre en considération ?
Ces questions ont été soumises à Nadia Droz et à Carlos Henriquez, auteurs (en autres) de leur premier livre aux éditions OSL, La rivière de Julien, Lilly und der Fluss (2013), illustré par Christophe Bertschy.
L'histoire est simple : un garçon et une fille se trouvent de part et d'autre d'une rivière. Le premier s'appelle Julien et la deuxième se nomme Lilly. L'un parle français et l'autre allemand. Julien a besoin de l'aide pour récupérer son bateau qui s'est échoué de l'autre côté de la rivière. Lilly va l'aider. Et c'est ainsi qu'ils vont faire connaissance.
N. Droz, C. Henriquez, illustrations Chr. Bertschy (2013). La rivière de Julien, Lilly und der Fluss. Zürich : OSL. ©
Carole-Anne Deschoux : Est-ce que votre lectorat est important ? Comment vous le représentez –vous ?
Nadia Droz : Quant à moi, j’ai écrit un livre pour mon fils qui avait l’âge cible lors de la rédaction de ce livre et je discutais avec lui pour savoir si ça lui plaisait.
Carlos Henriquez : Pour moi, dans ce type d’exercice, le lectorat est primordial. Il faut que l’enfant qui empoigne le livre ait du plaisir. Qu’il retrouve des pôles d’intérêt qu’il a dans son quotidien. Mais j’ai aussi pensé à mon enfance, mes intérêts de l’époque, c’est de ces souvenirs que surgissent les histoires.
Ici, nos lecteurs sont des enfants de 7 à 10 ans comme le garçon mentionné dans l’histoire. Je tiens compte des centres d’intérêt observés chez des enfants de ces âges. Ici, nous avons essayé de transposer ces observations dans la trame de notre livre.
C’est comme dans toute création que je démarre : je me mets à la place du public. J’écris le spectacle que j’aimerais aller voir en tant que spectateur, j’écris le livre que j’aurais voulu lire à 7 ans…
Ce livre serait une découverte possible dès qu’ils maîtriseraient la lecture. Notre envie était uniquement ludique. Nous n’avions aucun idéal pédagogique, loin de là. Nous ne voulions offrir que du plaisir aux jeunes lecteurs, ainsi que la possibilité de 1) lire l’histoire dans sa langue, 2) lire le tout, en essayant de comprendre (et en ayant le droit de se tromper), 3) refermer le livre et se dire que c’est frustrant qu’on aimerait comprendre tous les détails de l’autre langue.
A notre grande surprise, nous avons appris que notre livre est parfois lu en classe. Ce qui nous a enchanté et un peu inquiété : si notre livre était récupéré pour ennuyer les enfants avec des objectifs de compréhension, des intérêts didactiques… Mais les échos que nous en avons reçus nous montrent que les enfants s’amusent.
Carole-Anne : Quand vous dites cela, quels sont vos souvenirs de l’école et de l’enseignement des langues ? Quel est le lien avec ce que vous avez produit ? Que dire du plaisir et de l’apprentissage ? Et comment les deux peuvent se nourrir l’un et l’autre ?
Carlos : Quand je me retourne sur mon passé, je trouve que les enseignants d’allemand de mon enfance étaient bien courageux. J’ai grandi à Bienne, ville bilingue, dans la minorité formée par la communauté romande. Et donc, il n’était pas très bien vu d’être fort en allemand. Moi qui parlais le suisse allemand avec ma grand-mère, je me gardais bien de le montrer à mes camarades. Nous avions l’impression que nous devions « résister ». Aujourd’hui, bien entendu, je regrette cette attitude, et ce sont peut-être ces regrets qui m’ont poussé, non seulement à écrire ce livre bilingue, mais aussi à créer un spectacle en suisse allemand afin d’aller rendre visite à cette autre partie de la Suisse si méconnue de moi.
C’est plus tard que j’ai remarqué le plaisir d’apprendre. Au Gymnase plus exactement. Lors d’un échange avec une école en Allemagne. Tout à coup, l’allemand si grammatical et figé devenait quelque chose de concret. Et depuis lors, j’ai toujours pris plus de plaisir à apprendre cette langue.
Nadia : Comme j’étais bilingue, l’allemand ne me demandait que très peu d’effort. Je ne comprenais pas pourquoi mes camarades ne trouvaient pas chouette d’apprendre une autre langue. Ensuite, j’ai appris le latin et le grec ancien qui s'apprennent différemment qu’une langue vivante. Pour l’anglais, je suis partie plusieurs mois en Irlande, car j’avais rapidement abandonné les cours d’anglais en option pour ceux qui faisaient latin-grec. Mon anglais écrit était bien sûr inférieur à ceux qui avaient appris l’anglais à l’école, cependant ma compréhension et mon expression orale étaient excellentes. Et me sont bien plus utiles au quotidien. Mon apprentissage par immersion était lié au besoin de communiquer et au plaisir d’apprendre une langue que je voulais apprendre depuis longtemps. Je pense que toutes les immersions possibles dans une langue devraient être plus soutenues et promues par l’école, c’est moins abstrait pour les élèves.
Pour le livre j’avais envie de quelque chose de facile qui ne fait pas peur même à ceux qui croient qu’ils ne sont pas forts.
Carole-Anne : Pour ce livre bilingue, à quelles dimensions du texte avez-vous particulièrement fait attention
Carlos et Nadia : Nous sommes partis d’une idée toute simple qui était pour nous une contrainte importante : écrire une histoire commune aux enfants germanophones et francophones. Nous l’avons structurée de façon à ce que le lecteur qui ne lit que les passages dans sa langue comprenne tout de même - en gros - ce que nous racontions. Nous ne voulions pas écrire deux fois la même histoire – comme ce que proposent la plupart des livres bilingues.
Ensuite, nous voulions que l’enfant qui se donne la peine d’essayer d’entrer dans l’autre langue, soit récompensé, qu’il reçoive un « bonus » pour son travail. Ainsi, en lisant tout le livre, il n’a que peu de redites. Il peut saisir les clins d’œil que nous lui adressons.
Du coup, il nous fallait trouver un endroit où les deux langues sont voisines et s’ignorent tout de même, une frontière que nous avons symbolisée par cette rivière. Ensuite nous avons placé un personnage sur chacune des rives et nous les avons fait se rencontrer. Puis nous avons réfléchi à ce qu’ils auraient à se dire, comment ils allaient le faire, s’ils avaient de la peine à se comprendre.
Mais nous répondons de haut de notre expérience d’un unique livre. Nous n’avons finalement pas de recette à appliquer.
Carole-Anne : Pourquoi vous êtes-vous lancés dans cette aventure ?
Carlos : Je dirais que mon premier rapport avec l’allemand « écrit » était un livre de méthodologie que l’on trouvait dans toutes les classes de l’école secondaire et qui s’intitulait « Wir sprechen Deutsch ». Il était - déjà à l’époque - démodé, austère, les pages étaient jaunies, et l’humour qui s’en dégageait aurait (à la limite) fait sourire mon grand-père… Autant dire que mon apprentissage de l’allemand a commencé avec un sacré caillou dans la chaussure. Ajoutons à cela l’image peu reluisante de l’Allemagne à l’époque (image de la seconde guerre mondiale, pays à moitié communiste séparé par un mur). La motivation d’apprendre la langue de Goethe était au plus bas.
Je constatais la même réticence chez mes camarades ce qui m’attristait car même si la première approche de l’allemand ne me réjouissait pas, c’était la langue de ma mère... Cette langue proche et lointaine, je ne la comprenais pas. Mais j’avais quand même envie de me familiariser avec.
Comme disait David Swanson : “Vous n’aurez jamais une deuxième chance de faire une bonne première impression” et mon but, en écrivant ce livre, était que la première impression que l’allemand ferait sur les petits romands serait plus rigolote et souriante que la mienne ne l’a été.
Nadia : De mon côté, j’ai grandi en Suisse Romande avec des parents qui nous parlaient suisse-allemand. Je pensais que nous avions une langue secrète jusqu’au jour où ma mère m’a expliqué sèchement le contraire dans un supermarché. Elle était gênée de mes propos en suisse-allemand. Alors que moi, je trouvais toujours très amusant d’avoir une langue « officielle » et une langue familiale.
Pour l’allemand que j’ai appris à l’école, j’ai été très surprise de découvrir que mes camarades ne souhaitaient pas forcément l’apprendre. Moi, je n’ai pas eu « Wir sprechen deutsch » mais « Vorwärts » avec ses dessins de hippies qui ne nous amusaient pas du tout. L’aversion de mes camarades pour l’allemand m’a toujours un peu préoccupée sans savoir vraiment comment me situer. Plus tard, sur le marché du travail, j’ai très vite remarqué qu’au-delà de ma formation - des tas de gens ont la même - mon bilinguisme me permettait d’obtenir certains avantages. Mais souvent le contexte particulier de la Suisse me jouait des tours : oui je suis bilingue suisse-allemand et français, mais mon allemand écrit laissait à désirer. Dans les cours de langues, j’atteignais des résultats brillants par rapport aux autres car je me basais sur mes connaissances intuitives. Je me fiais à mon oreille et pas à un apprentissage plus formel de règles de grammaire par exemple. Et écrire un rapport psychologique pour l’Assurance Invalidité en allemand me demandait un temps de travail drôlement supérieur à mes collègues germanophones – je travaille comme psychologue au quotidien. Dans ces expériences d’entreprises bilingues, je notais aussi chaque fois que je jouais informellement un rôle de pont entre les deux cultures.
Ce premier livre était pour moi une tentative de montrer qu’approcher une autre langue n’était pas dangereux et surtout qu’un tel livre pouvait être amusant et même léger. C’est comme quand on en apprend à lire dans sa langue et qu’on lit des bandes dessinées : on comprend de mieux en mieux l’histoire en s’appuyant de plus en plus sur le texte et non seulement sur les dessins. Avec ce livre qui proposait une histoire complémentaire dans les 2 langues, il était possible de montrer qu’on s’en sort très bien, même si on n’a pas tout compris dans l’autre langue.
Carole-Anne : Peut-on aborder la manière dont vous avez procédé pour écrire ce livre bilingue ?
Carlos et Nadia : Nous avions la chance d’avoir dans notre foyer un enfant qui avait l’âge du public que nous ciblions. Nous avons donc passé du temps à lui raconter ce que serait notre histoire, en nous inspirant de ses centres d’intérêts. Grâce à ces échanges nous avons choisi - entre autres - la rencontre avec un enfant d’une autre langue, les histoires de pirates, le plaisir de construire des statues en empilant des pierres.
Nous voulions également éviter de « genrer » notre histoire : la fille n’a pas forcément des jeux connotés féminins, c’est elle qui trouve la solution ; le garçon a des émotions qu’il ne cache pas. Puis nous avons veillé à ce que l’histoire soit compréhensible par tous. Que l’on soit germanophone ou francophone, qu’on ne veuille que lire la partie dans sa propre langue, on comprend l’histoire du personnage nous correspondant. Mais si on est audacieux et qu’on veut essayer de deviner ce que dit la partie de l’autre langue (en s’appuyant sur les petits mots qui sont donnés par les dessins), on obtient un bonus, on découvre l’autre partie du récit.
Nous voulions enfin rester dans une histoire simple. La rencontre de deux enfants qui doivent se débrouiller pour communiquer. Trouver des stratégies pour se comprendre et résoudre le problème d’un des deux. Ce qui nous est arrivé à tous, et quel que soit notre âge.
Carole-Anne : Que dire du titre ?
Carlos et Nadia :
Certaines personnes nous ont signalé que nous n’avions pas bien traduit le titre ! C’est amusant et en même temps, le lecteur potentiel remarque immédiatement que Julien n’est pas la traduction française de Lilly. Il soupçonne que quelque chose est bizarre dans ce livre.
La question de la traduction renvoie à la dynamique entre les langues et au lecteur.
Les deux langues sont d’abord bien séparées, comme les personnages. Quand les personnages se rencontrent, les langues se rencontrent aussi et se mélangent.
Sans y penser, nous avons crée un livre original qui - semble-t-il - manquait en Suisse. Et il ne faut pas négliger que la lecture s’appuie sur une troisième langue bien plus universelle : le dessin.
Carole-Anne : Un point fort, à retenir ?
Carlos : Pour moi les pages de dialogue en deux langues sont l’essence même du livre. Durant ma jeunesse à Bienne, ce type de conversation était la norme. Ce sont les réactions des lecteurs qui m’ont montré que ce n’était pas le cas de tout le monde.
N. Droz, C. Henriquez, illustrations Chr. Bertschy (2013). La rivière de Julien, Lilly und der Fluss. Zürich : OSL. ©
N. Droz, C. Henriquez, illustrations Chr. Bertschy (2013). La rivière de Julien, Lilly und der Fluss. Zürich : OSL. ©
Carole-Anne : Un regret ?
Carlos : Pour le regret, j’aurais bien voulu pousser plus loin l’histoire et l’expérience. Il fallait être concis et nous n’avons pas pu raconter les 15 années suivantes…
Nadia : Au début de l’histoire, les deux langues posent le cadre de manière très symétrique. Et prochainement, il y aura une version italien-français. Pour le prochain livre ce sera différent…
Entretien réalisé par Carole-Anne Deschoux, professeure-formatrice à la HEP Vaud, Carole-Anne.Deschoux@hepl.ch
Ce texte vient d'être traduit en bilingue français - italien, soit « La rivière de Julien / Lilly e il fiume » et a été présenté au Salon du livre de Genève à l'îlot Jeunesse (E531).
Chronique publiée le 26 juin 2017