Nous sommes Lilia et Zoé, deux jeunes enseignantes passionnées par la littérature de jeunesse et nous avons choisi d’en faire le cœur de notre travail de Bachelor à la Haute École Pédagogique de Fribourg.
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Les albums résistants : une porte ouverte à la réflexion
Contrairement aux albums jeunesse traditionnels qui suivent souvent une structure linéaire et rassurante, les albums résistants laissent volontairement place au doute, à l’interprétation et à la discussion. Ces ouvrages, parfois déroutants pour les élèves, peuvent aborder des thématiques marquantes, proposer des fins ouvertes ou jouer habilement sur l’interaction entre le texte et les images. Ils ne livrent pas toutes les clés de compréhension immédiatement, ce qui oblige le lecteur à s’interroger et à construire son propre sens.
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Ce type de lecture s’inscrit parfaitement dans la didactique de la lecture littéraire, qui encourage les élèves à établir des liens entre le monde fictif de l’album et leur propre réalité. En initiant dès le plus jeune âge un rapport critique aux textes et aux images, ces lectures permettent aux enfants de développer des compétences essentielles : la capacité à comprendre un texte, à argumenter, à confronter des points de vue et à enrichir leur propre compréhension du monde.
Une expérimentation en classe : observer et comprendre
Dans ce chapitre, nous présenterons les principales étapes qui nous ont permis d’aboutir à une discussion littéraire, issue d’une lecture menée avec des élèves du cycle 1. Autrement dit, une discussion à l’oral et adaptée à des enfants qui ne maîtrisent pas encore la lecture ni l’écriture.
Pour approfondir cette approche, nous avons mené une recherche en classe avec des élèves de 6 ans, en explorant un album particulièrement intrigant : « L’Afrique de Zigomar » de Philippe Corentin. Cet album raconte l’histoire de Pipioli, un souriceau curieux qui, après avoir écouté les récits d’une hirondelle, rêve de découvrir l’Afrique. Zigomar, un merle peu fiable, se propose alors de l’y emmener. Mais leur voyage prend une tournure inattendue, car l’oiseau, confondant le nord et le sud, les conduit tout droit en Laponie !
Derrière cette trame humoristique, l’album joue sur plusieurs niveaux de compréhension. Le texte et les illustrations entrent en contradiction, obligeant ainsi les jeunes lecteurs à confronter ces deux supports pour saisir le décalage entre ce qui est dit et ce qui est montré.
Avant de découvrir l’album dans son intégralité, les élèves ont été invités à formuler des hypothèses sur l’histoire en s’appuyant uniquement sur la première de couverture. Cette étape leur offrait un point de départ pour la séquence. La plupart ont rapidement perçu qu’il s’agissait d’un voyage en Afrique. Ensuite, l’enseignante a procédé à une lecture à voix haute, sans toutefois dévoiler les images.
Après la lecture de l’ouvrage, les élèves ont immédiatement réagi et exprimé leurs premiers questionnements, notamment face aux dialogues contradictoires entre les personnages.
Au fil de la séquence, nous avons guidé les élèves vers une compréhension plus approfondie des incohérences présentes dans l’album. Par exemple, aux pages 19 et 20, le texte affirme : « Là, un éléphant ! » s’exclame Zigomar. « Regardez ses défenses ! », tandis que l’illustration montre un morse.
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Cette discordance entre texte et image a permis aux élèves d’argumenter sur les contradictions restantes et de développer leur esprit critique. Nous avons validé les propositions des élèves et démontré qu’en argumentant, plusieurs réponses sont valables.
Ce travail de compréhension visait à doter les élèves des outils nécessaires pour engager une discussion littéraire approfondie.
Échanger pour mieux comprendre : la discussion littéraire
Après le travail de compréhension réalisé en début de séquence, nous avons mené une discussion uniquement avec la moitié de la classe. Afin de comparer les résultats et mettre en évidence les bénéfices de notre approche, nous avons constitué deux groupes distincts, chacun suivant une méthodologie différente. Le premier groupe, inscrit dans une démarche de lecture littéraire, a été invité à partager ses réactions et à formuler des hypothèses. Le second, en revanche, s’est concentré exclusivement sur l’étude de la migration des oiseaux.
En élargissant la réflexion avec le premier groupe, nous avons fait des parallèles avec la migration des humains, une thématique plus vaste et d’actualité où les élèves ont su mobiliser leurs connaissances et partager leurs propres expériences.
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Certains élèves ont partagé des expériences de voyage personnelles ou des récits familiaux, tandis que d'autres ont formulé des hypothèses sur les raisons qui poussent certains êtres vivants à migrer, telles que la guerre, les catastrophes naturelles, la pauvreté ou les opportunités de travail. Nous avons notamment abordé la migration illégale et ses dangers, les moyens de transport utilisés, les émotions des personnes concernées ainsi que leur accompagnement dans le pays d’accueil.
Cette approche, en donnant une place centrale à la parole de l’enfant, lui permet de s’approprier le texte et d’enrichir sa lecture à travers le dialogue.
Un avantage certain : établir des liens avec la réalité
L’analyse de notre intervention a révélé des effets particulièrement positifs sur les élèves. Ceux qui ont bénéficié d’un cadre favorisant la discussion littéraire ont montré une plus grande capacité à établir des liens entre texte et image, à développer des hypothèses et à affiner leur compréhension des récits.
Au cours de la discussion littéraire, les élèves ont su établir des liens avec des événements vécus durant l’année, comme l’arrivée d’une peluche en bateau lors d’une tempête. Accueillie au sein de la classe, cette peluche fait désormais partie de leur quotidien et ils l’ont spontanément citée comme exemple de migrante arrivée en Suisse. En s’appuyant sur des figures métaphoriques ou analogiques, les élèves démontrent leur compréhension de l’histoire. Les récits et leur mise en narration leur offrent en effet un moyen plus accessible d’aborder des thèmes complexes, car mettre des mots sur la réalité peut parfois s’avérer trop difficile.
Vers une intégration renforcée en milieu scolaire
Nos résultats nous amènent à plaider pour une intégration plus large des albums résistants dans les pratiques pédagogiques du cycle 1. Trop souvent, ces ouvrages sont jugés complexes ou inadaptés aux jeunes enfants, alors qu’ils constituent une richesse d’apprentissage et d’ouverture au monde.
Nous encourageons donc les enseignants à oser proposer ces lectures en classe et à accompagner les élèves dans leur exploration. La richesse de la discussion littéraire montre que les enfants sont capables de s’approprier ces récits et d’en tirer des savoirs précieux. Par ailleurs, ces pratiques s’inscrivent pleinement dans les objectifs du Plan d’Étude Romand, notamment à travers l’objectif L1-15 : "Apprécier des ouvrages littéraires". La lecture littéraire exige une préparation de l’enseignante certes (Rémy & Leroy, 2016), mais elle exige également du lâcher-prise pour donner la permission aux élèves de s’exprimer librement. Pour ce faire, nous avons utilisé un schéma heuristique rassemblant des composantes du thème (à savoir la migration) et les réponses possibles des élèves. La prise en compte des interventions des élèves a été cruciale, car nous avons mis l’accent sur la discussion en elle-même et pas seulement sur la préparation. La capacité à rebondir sur les paroles est une composante essentielle à l’enrichissement de l’échange pour une enseignante.
Pour conclure, les albums résistants sont bien plus que de simples livres : ce sont des outils puissants pour éveiller la curiosité, la réflexion et la sensibilité des jeunes lecteurs. Nous espérons que notre recherche contribuera à promouvoir leur usage et à démontrer qu’ils ont toute leur place dès l’école enfantine et même au sein d’un foyer.
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Envie d’en savoir plus sur l’impact des albums résistants en classe ? Plongez dans notre travail complet pour découvrir toute notre recherche ! Pour cela vous pouvez nous contacter par email aux adresses suivantes et nous nous ferons un plaisir de vous envoyer une version PDF de celui-ci : lilia.selama@base4kids.ch ou (zoe.andrey@edufr.ch).
Vous y trouverez également notre démarche pas à pas, ainsi que la façon dont nous avons conçu et mis en place notre séquence avec les élèves.
Références bibliographiques
- L’Afrique de Zigomar, Philippe Corentin, L’École des loisirs, (2006).
- Rémy, P., & Leroy, P.-M. (2016). Comment explorer l’album jeunesse ? : du plaisir d’écouter au pouvoir de créer, de 3 à 9 ans. Atzéo.
- Rouxel, A., « Qu’entend-on par lecture littéraire » (2013) p. 12, in La lecture et la culture littéraires au cycle des approfondissements Dirigé par Catherine
- Tauveron,https://media.eduscol.education.fr/file/Formation_continue_enseignants/14/7/lecture_culture_litteraires_111147.pdf
- Tauveron, C. (2003). Comment choisir des œuvres ? : quatre types de texte résistants. Revue : ECHANGES, n°42. http://ien21-chenove.ac-fr/IMG/pdf/01_comment_choisir-2.pdf
Chronique rédigée par Lilia Selama (lilia.selama@base4kids.ch) et Zoé Andrey (zoe.andrey@edufr.ch), enseignantes dans les degrés primaires.