Déchiffrons La Friche !
Paru en novembre 2016 aux éditions l’école des loisirs (collection « théâtre »), la pièce La Friche de Luisa Campanile a été sélectionnée parmi les six finalistes du Prix suisse Jeunesse et Média 2017, qui aura lieu à Berne le 26 novembre prochain. Voie Livres a voulu en savoir plus sur cet ouvrage et son auteure.
(image de couverture)
Luisa Campanile (2016), La Friche, Paris : l’école des loisirs. ©
Les dépossédés
Six personnages de quinze-seize ans se voient dépossédés de leur lieu de rencontre, une friche industrielle. La colère est légitime et l’émeute guette. Il faut organiser quelque chose, n’importe quoi, pour séduire cette jeunesse désœuvrée et marginalisée. Sinon ça va mal finir. Chacun des adolescents vit à sa façon cette expropriation. Mais tous ont la volonté de la contester. Les politiciens ne parviennent pas à juguler l’insurrection.
La Friche réfléchit sur l’impact de la gentrification sur l’humain. L’espace est toujours un héritage et quand on le perd ou se le fait voler, il y a de quoi de sentir désemparé ou en colère. Ce qui se trame dans La Friche, c’est le sentiment d’une urgence, d’une inquiétude face à une société où les inégalités se creusent, où la violence augmente et où les plus jeunes notamment se trouvent démunis de lieux publics qui leur offriraient la possibilité d’être vécus et habités.
Dans la pièce, Arol, Sammy, Emma, Flora et les jumeaux Howdy et Dowdy habitent la zone périurbaine d’une ville qui s’agrandit au rythme des grues. La friche industrielle qui est en face de leur HLM, ils la connaissent. Ils investissent de plus en plus ce lieu qui devient le réceptacle de leurs frustrations mais aussi de leurs rêves. Arol aimerait faire pousser dans la friche des fleurs et déclare son amour à Emma, la rebelle. Sammy, entre deux livraisons de pizzas, passe y faire un tour. Le jour où Emma fait des vidéos du site, le conseiller municipal prend les choses très au sérieux : ces adolescents deviennent dangereux, un drame se produit sur le site et les journalistes s’en mêlent.
Luisa Campanile indique dans un article récent paru le 21 août 2017 dans Le Courrier que son écriture mêle toujours intimement poésie et politique, quel que soit le genre littéraire investi. En 2008, elle publie une autofiction intitulée Flux migratoires chez Xenia. Vient ensuite la poésie avec le recueil De l’eau et d’autres désirs (Samizdat, 2010), puis le théâtre Le Lion d’Abyssinie nous regarde, en 2014. L’inscription dans une forme spécifique semble secondaire dans le processus d’écriture pour Luisa Campanile, qui confirme : « c’est avant tout une expérimentation liée à un sentiment d’urgence, une inquiétude ».
Témoigner d’une urgence
Si on entre en relation d’empathie et d’intelligibilité avec les jeunes personnages de la pièce, il importe de préciser que l’écriture de Luisa Campanile ne se déroule pas selon les conventions d’un échange réaliste. L’effet d’étrangeté qui émane à la lecture de La Friche, comme à celle du Projet (la prochaine pièce de l’auteure), résulte notamment d’une écriture qui en appelle d’abord à la sensation.
L’espace sert de point de départ à l’écriture de Luisa Campanile, qui s’est inspirée de certains lieux, comme le quartier du Flon à Lausanne ou de la Belle de Mai à Marseille notamment. Si le texte théâtral a notamment pour horizon la performance scénique, il y a fort à parier que les adolescents perçoivent déjà le travail sur la langue opéré dans le texte de La Friche. Destinée à des lecteurs d’au moins douze ans, la pièce suscitera l’intérêt du jeune public parce qu’il témoigne du malaise de cette partie de la population dans une société où la lutte pour les espaces s’organise sous fonds d’investissements financiers qui ne laissent pas leur mot à dire aux dominés – ici les adolescents.
Et à l’école ?
Psychologue de formation, créatrice de la compagnie théâtral le Collectif Iter, enseignante de diction pour le postobligatoire pour le DIP/Genève, Luisa Campanile dit voir actuellement le processus de montée des inégalités dans les classes. Si ces dégâts sont visibles à l’école, pourquoi ne pas recourir à la littérature pour agir en révélateur d’un climat social déliquescent et si possible le transcender ? Certains passage de la pièce fonctionnent comme de précieux leviers pour débattre avec les adolescents. On pense aux banderoles levées lors de manifestation, à l’explicitation par les personnages de leur attachement indéfectible à certains lieux, aux déclarations des personnages, aux poèmes inventés dans la nuit. Et des interrogations surgissent spontanément : me suis-je reconnu dans un personnage de la pièce ? Ai-je éprouvé un sentiment d’injustice ? Comment est-ce que je me positionne face aux décisions politiques d’une ville ? L’espace de la friche est-il ouvert pour mon imaginaire ? Le traitement dramaturgique de la justice sociale amène d’autres questions : comment soutenir une cause et se faire entendre par la collectivité ? Comment exprimer un sentiment de révolte sans valoriser la violence ? Comment donner espoir à une jeunesse qui a grandi trop vite ? Comment ouvrir notre imaginaire dans une société en friche ? La Friche met sur le devant de la scène diverses questions de société et donne à lire leur urgence pour la jeunesse. Le texte offre ainsi, en même temps qu’un regard sur la relation de la jeunesse à son espace urbain, un éveil à la conscience politique.
Par Vincent Capt, chargé d’enseignement à la HEP Vaud, vincent.capt@hepl.ch
Chronique publiée le 4 septembre 2017