« Citoyennes ! Il était une fois le droit de vote des femmes » : où l’on retrace l’histoire des droits civiques des femmes, et, en fait, des humains.
Le point d’exclamation contenu dans le titre de l’ouvrage est comme une invite, un appel. À se laisser entrainer dans le parcours historique que propose Caroline Stevan et qu’illustre Elina Braslina, d’abord. A s’étonner de certains faits (saviez-vous quel était le premier pays à avoir élu une présidente ou un parlement paritaire ? Moi non plus…) ? À s’émouvoir, également, en découvrant le récit de femmes qui, jadis, ont contribué à ce que vous et moi puissions voter mais également de femmes qui, aujourd’hui, poursuivent ce combat pour l’égalité. L’ouvrage est organisé par questions : « Pourquoi les femmes ont-elles voulu voter ? », « Comment se sont-elles battues ? », « Quand l’ont-elles obtenu ? », « Et après ? », qui sont autant d’espaces à explorer, à l’école notamment. Chaque partie est richement documentée, alternant des récits de vie de femmes pionnières et d’hommes aidants, avec des informations plus objectives, des infographies et des chiffres. La mise en perspective de cette histoire enrichit le point de vue occidentalo-centré auquel on est habitué·e·s, et montre que la conquête du droit de vote des femmes aboutit à une société plus juste pour tou·te·s. Un support intéressant pour aborder un thème citoyen dans les classes ? Voielivres y croit et a rencontré Caroline Stevan, l’autrice de « Citoyennes ! ».
Sonya Florey, pour voielivres.ch : Caroline Stevan, en 2021, l’année où le cinquantième anniversaire du droit de vote des femmes a été célébré à plusieurs reprises, vous avez écrit Citoyennes. Qu’est-ce qui a motivé la rédaction de ce livre qui témoigne d’une avancée politique certes, mais qui nous rappelle également avec quelle lenteur ces processus égalitaires s’installent ?
Caroline Stevan : L’idée est vraiment partie de ce fameux 14 juin 2019 et de cette marée violette qui a recouvert la Suisse. J’y étais, avec ma famille. On parlait depuis longtemps de sujets féministes à la maison, mais là, ça prenait une telle ampleur qu’autour de cette date, avant, pendant et après, on en a encore plus parlé. J’ai réalisé à quel point on était tributaires de tout ce qu'il y avait eu avant nous et qui nous permettait d'être là, le 14 juin, avec nos pancartes. En toute tranquillité. Parce que le droit de manifester, c'est aussi une conquête. Je pense qu'il y a plein de personnes, enfants, adultes, hommes, femmes qui n'ont pas du tout conscience de l’histoire de cette lutte, qui ne réalisent pas à quel point elle a été dure. Il y a des femmes qui y ont laissé la vie, qui ont passé des années en prison, dont la famille a éclaté à cause de ce combat. Ce livre est également une manière de mettre en lumière l’importance du droit de vote, à une époque où beaucoup ne votent pas, en n’y voyant pas d’intérêt. Cette lutte qui a duré des décennies pour les droits politiques des femmes, j'avais envie de la raconter à mes enfants. Et à d'autres enfants.
SF : Sur la quatrième de couverture, on lit que votre ouvrage s’adresse à toutes les citoyennes et à tous les citoyens de 9 à 100 ans. En même temps, vous avez opté pour un format de livre illustré : quelles sont les raisons de ce choix ?
CS : Le projet était de s'adresser à un public plutôt jeune, adolescent et pré-adolescent. Si j’avais imaginé le même livre, uniquement avec un texte, mais sans aucune illustration, je pense que ce public-là, notamment, n’aurait eu aucune envie d'aller l'ouvrir. J’ai voulu rendre les choses plus attractives. Les illustrations et les infographies ne sont pas là simplement pour des raisons esthétiques : elles participent à la construction du sens. Elina Braslina travaille souvent à partir de photographies : ses dessins sont comme des documents historiques, qu’elle reproduise des affiches ou des portraits. C'est graphique, et simultanément, ça amène une information. Le texte et les images sont complémentaires. En tout cas, c'était le pari.
SF : Est-ce que le destinataire premier, le public de pré-adolescent·e·s et d’adolescent·e·s, a eu une influcence sur votre écriture, sur les contenus que vous avez sélectionnés et sur la manière de les mettre en forme.
CS : Oui, complètement. Par exemple, je tutoie le lecteur ou la lectrice. Je ne me permettrais pas de le faire avec des adultes. Je fais des petits liens avec des choses qui pourraient se passer en classe ou avec des références qui peuvent être celles des enfants de cet âge-là. C’est un ouvrage qu'on picore : il n’a pas été conçu pour être lu d'une traite. Il y a plutôt l'idée de le découvrir par petits chapitres et de le faire en famille, dans l’espoir que cela suscite des discussions, des échanges, des débats. Donc, oui, les jeunes, mais derrière eux, leur entourage.
SF : Votre écriture résulte d’un subtil équilibre : elle respecte le ton de neutralité que requiert le genre documentaire, et en même temps, à plusieurs endroits du texte, elle interpelle directement le lecteur ou la lectrice en leur posant des questions : en tant que lectrice, j’ai eu envie d’y répondre ! J’ai trouvé intéressant cette manière de « détourner » certains codes du genre. Il y a, dans votre texte, une attention portée à la réception, où on sent que vous vous adressez à chacune et à chacun : simultanément, vous nous donnez des informations et vous nous invitez à nous positionner.
CS : C'est vrai que j’avais envie d'inclure et d'interpeller. Je ne sais pas si je l'ai fait de manière extrêmement consciente à chaque fois, mais en tout cas, oui, je sais que poser une question (parce que je suis journaliste aussi, et que je fais de la radio), c’est une manière de faire réfléchir les gens, de les conduire à s’approprier une information. Et puis, un lecteur ou une lectrice interpellé·e, concerné·e, aura sans doute envie de continuer à lire. L'idée d'échange est importante, même si ça peut paraître étonnant avec un livre.
SF : Les premières pages de votre ouvrage relatent une expérience menée en classe. Pourriez-vous la raconter à nos lecteurs et à nos lectrices ?
CS : Par le biais de cette anecdote, j'ai cherché le moyen de rendre compte à un jeune public de ce qu'était une société dans laquelle la moitié de la population n'avait pas voix au chapitre. J’ai pensé que leur monde à eux et à elles, c’est l'école. C'est là qu’ils et elles passent beaucoup de temps. Et, donc, j'ai imaginé une classe dans laquelle un remplaçant arrive, nommé M. Arbitraire. Il énonce de nouvelles règles par lesquelles les garçons ont tous les droits ou presque, et les filles plus aucun. Les garçons peuvent choisir leur place en classe. Ils peuvent choisir les jeux de la récré. Ils peuvent choisir le menu à la cantine. Les filles n’ont la main sur aucune décision, pas même la couleur ou la taille de leur uniforme. Je voulais que l’expérience touche tous les domaines, tous les moments d'une journée à l'école : c'est quelque chose d'assez radical. La deuxième anecdote, que j'ai envie de vous raconter, s’est déroulée dans le cadre du « Livre Sur les quais », à Morges. J'ai été invitée à rencontrer deux classes, qui avaient reçu mon livre : une de leurs enseignantes avait décidé de mener le même genre d'expérience. La semaine de la rentrée, elle a prévenu ses élèves, en leur disant qu’elle tentait une sorte de jeu : elle a commencé à favoriser d'abord les filles. Elles étaient interrogées alors que les garçons avaient beau lever la main, on ne leur donnait jamais la parole. Le matin ou après la récré, elle demandait aux garçons de montrer leurs mains pour voir leur niveau de propreté et disait : « les filles, je sais, c'est propre, donc c'est bon. Les garçons, par contre… ». Elle a distribué des bonbons et des chocolats aux filles seulement. Ça a été comme ça pendant toute la semaine et la semaine suivante, c'est les garçons qui ont été favorisés. Je suis arrivé dans la classe au bout des deux semaines et les discussions qu'on a pu avoir étaient géniales, parce que tout à coup, les élèves ont pris conscience de manière extrêmement concrète d'une société dans laquelle la moitié des gens n'a pas son mot à dire. Et de l'injustice qui en découle.
SF : L’expérience que vous racontez me fait penser à une expérience qui avait été menée au Québec en 2006. C'est une enseignante qui, un jour, est arrivée en classe en disant à ses élèves que des études prouvaient que les élèves de petite taille sont intelligents et créatifs et les grands, maladroits. L’idée était de travailler sur la discrimination...
CS : … oui, et ce qui est intéressant, dans cette expérience au Québec, c’est qu’on voit très vite, un camp qui devient oppresseur. C’est ce qui m'avait frappé dans cette expérience : quand on répète à un groupe qu'il est meilleur, on provoque une vision du monde arbitraire.
SF : Dans la première partie de votre ouvrage, vous faites les portraits de femmes qui ont été pionnières dans l’histoire de l’égalité : quel est le portrait qui vous a le plus touchée, marquée ou intéressée ? Lequel ressort subjectivement de cette galerie ?
CS : Toutes ces femmes m’ont touchée, évidemment. En fait, pour arriver à ces dix portraits-là, je me suis penchée sur la vie de plein d'autres. Ça a été un long travail de documentation. Dans le projet, il y avait cette volonté de pas être focalisée uniquement sur l'Occident. Chacune a vraiment une manière propre de lutter et je trouvais intéressant de montrer cette diversité : on a vraiment eu mille manières de se battre pour conquérir ce droit. Et puis, chacune de ces femmes incarne une histoire. Celle que j’aurais envie de mettre en lumière, c’est Louise Weiss parce qu’elle a amené beaucoup de joie et d'humour dans cette lutte. Je trouve que c'est un aspect qui est important. On n'y arrive pas toujours, mais quand on peut le faire, je pense qu'on lutte beaucoup mieux. Louise Weiss a été une pionnière des happening, tels que ceux qui ont été organisés bien après dans l’histoire, par Greenpeace, Extinction-Rébellion ou par les Femen. Par exemple, elle a tricoté des paires de chaussettes pour tous les sénateurs en leur disant « Messieurs, ne vous inquiétez pas, on continuera à tricoter ou à repriser vos chaussettes même si vous nous donnez le droit de vote». Elle a aussi balancé des centaines ou des milliers de tracts au-dessus du stade pendant un match de football. Il y avait quelque chose d'un peu spectaculaire dans sa manière de faire et j'aime bien ça.
SF : Elle était un peu… impertinente ?
CS : Je pense que le côté impertinent, elle l'avait toutes, parce qu'il y avait quelque chose d’irrévérencieux dans leur lutte, dans le fait de réclamer quelque chose. Ce n’est jamais confortable, ni pour celui ou celle qui réclame, ni pour celui ou celle qui est en face.
SF : Parmi les informations que vous avez collectées pour rédiger cet ouvrage, quelle est celle qui vous a particulièrement étonnée ? Ou est-ce que, finalement, cette lutte historique a été très cohérente et peu surprenante dans son déroulé ?
CS : Il y en a beaucoup. Par exemple, sur la chronologie : on peut être vraiment étonnée de réaliser que tel pays a eu le droit de vote avant un autre. Je savais que l'Iran, l'Afghanistan ou la Turquie avaient eu des périodes où l'égalité entre les hommes et les femmes était plus poussée que ce qu'elle est aujourd'hui. Dans le même ordre d'idée, j’ai appris qu'un des pays les plus avancés aujourd'hui en termes de représentation des femmes en politique, au Parlement notamment, c'est le Rwanda. Et ça, je pense qu'on ne l'a pas forcément en tête. On a tendance à penser qu’en Europe et en Europe occidentale, encore plus, on est forcément en avance et de loin.
SF : Dans votre ouvrage, vous présentez également une galerie de femmes présidentes : au-delà de leur point commun d’avoir dirigé un pays, on note des sensibilités et des appartenances à des familles politiques assez variée. Comment avez-vous choisi des femmes pour créer cette galerie de portraits ? Avez-vous pris en considération leurs accomplissements durant leur mandat et si oui, dans quels domaines ?
CS : Pour moi, la question principale dépasse la question de genre. Un·e « bon·ne » politicien·ne, c’est celui ou celle qui sert son pays le mieux possible. Pour cette galerie, je ne me suis pas penchée sur leurs convictions politiques parce que ce n'était pas le lieu. Ce qui m’intéressait, c’est la manière dont elles ont été perçues et dont elles se sont positionnées. Et on voit qu’à un moment donné (je pense que c'est en train de changer, mais tout doucement), il fallait être une femme avec des qualités dites « masculines » pour s'imposer en politique. Ce qu’on garde de Margaret Thatcher, c’est notamment son surnom « la dame de fer ». Aujourd’hui, on commence peut-être à se libérer de ces clichés, à dépoussiérer notre manière de penser et de parler des politiciennes, notamment lorsqu’on a une femme ministre des armées ou une première ministre enceinte.
SF : Votre ouvrage nous apprend ou nous rappelle que le Sri Lanka est le premier pays à avoir élu une première ministre, tandis que le Rwanda a accueilli le premier parlement majoritairement féminin. En 2018, les gouvernements paritaires étaient notamment ceux de l'Ethiopie et des Seychelles. N’y a-t-il pas un risque de mettre en lumière ces informations en les décontextualisant ?
CS : Ce que je voulais montrer au travers de ces informations qui bousculent les idées reçues, c’est que la représentation des femmes en politique avance dans une pluralité de pays, à des rythmes différents et surprenants. Cela ne veut bien sûr pas dire que les droits humains sont respectés partout où il y a des politiciennes. Mais, on peut espérer que dans un pays dans lequel il y a une parité entre hommes et femmes au parlement, cela peut avoir un effet sur les lois qui sont votées, qu’il y ait une sorte de cercle vertueux qui se mette en place.
SF : Au-dela de la lecture de votre ouvrage, comment continuer le combat pour une représentativité paritaire des femmes en politique ?
CS : On dit que le diable se cache dans les détails… Le sexisme aussi ! C’est une prise de conscience importante. Et parfois, les détails n’en sont pas. J’ouvre ce type de réflexions à la fin du livre : quand on réalise qu’un flacon de gel hydroalcoolique s’appelle « Desinfector » pour les garçons et « Little princess » pour les filles, c’est tout sauf anodin. Parce que ça véhicule un tas de clichés qui font qu’on encourage par petites touches dès le plus jeune âge, l’image d’hommes actifs dans la société, d’hommes qui ont le pouvoir et la force, et l’image de femmes passives, tournées vers le soin des autres ou vers leur intérieur. Il est intéressant de se souvenir que dans les années septante et huitante, on avait des Lego unisexe. J'entendais une sociologue l'autre jour parler justement de l’histoire de Lego : elle disait que dans les publicités de ces années -là, on voyait une fille et un garçon en train de construire une fusée, avec un slogan qui ressemblait à « les enfants construisent l’avenir ». Aujourd'hui, on a les « Lego Friends » pour les filles, qui sont beaucoup moins compliqués techniquement, avec des slogans comme « Les filles construisent de l'amitié ». Quarante ans plus tard, il y a donc un net recul. Ces détails qui n’en sont pas, il y en a de nombreux exemples. Quand on les ajoute les uns aux autres, ça fait un gigantesque mille-feuilles qui renforce des représentations complètement figées et stéréotypées, ce qui n’encourage pas les filles à se rêver cheffes d’Etat !
Chronique publiée le 23 novembre 2021
Par Sonya Florey, professeure ordinaire HEP (sonya.florey@hepl.ch)