Bernard Clavel et des élèves : explorer le fonds d’un écrivain pour penser l’écriture autrement

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Comment donner du sens à l’écriture pratiquée à l’école ? Comment démontrer aux élèves que l’écriture loin d’être un don ou le fruit d’une inspiration soudaine, constitue un processus créatif et réflexif, qui, à bien des égards, est abordable et peut-être même amusant ? Pourquoi pas en explorant le fonds d’un écrivain pour donner la possibilité aux élèves de se construire une posture d’auteur et d’envisager l’écriture (plus) positivement…

Le fonds Bernard Clavel – Josette Pratte 

Le fonds Bernard Clavel – Josette Pratte [1] regroupe plus de 5000 documents. Bernard Clavel, écrivain prolixe, s’est illustré dans différents domaines. Les documents du fonds le révèlent tour à tour journaliste, romancier primé avec l’obtention du Goncourt en 1968 ou encore auteur de littérature de jeunesse. C’est justement ce dernier champ dans lequel Bernard Clavel s’est distingué qui m’intéresse, puisque le fonds contient des documents qui permettent de retracer toutes les étapes de la création de certaines œuvres de littérature de jeunesse. Il serait dommage de ne pas en faire profiter les élèves, souvent confrontés uniquement à la version imprimée d’un texte. L’exploration du fonds Clavel-Pratte serait alors l’occasion, peut-être unique dans le parcours scolaire des élèves, d’appréhender l’écriture autrement.

Par ailleurs, la riche correspondance contenue dans le fonds offre un répertoire intéressant de réactions de lecteurs, notamment d’enfants et d’adolescents qui ont fait part à l’écrivain de leur réception de certaines œuvres qu’ils ont lues. Ces lettres, dans lesquelles divers aspects de Malataverne sont évalués, pourraient servir de base à des discussions pour conduire les élèves à formuler une appréciation du roman.

Autour de Malataverne

Voici un exemple de ce qui pourrait être entrepris dans le cadre de l’enseignement de la littérature en se centrant sur Malateverne (1960, Laffont), un des romans les plus connus de Bernard Clavel. Inspiré d’un fait réel, cet ouvrage raconte comment trois amis, Robert, Christophe et Serge, en rupture avec le monde des adultes et livrés à eux-mêmes, planifient un vol qui tourne mal. Lors du cambriolage, Robert, pris de remords, tente d’empêcher l’irréparable, mais dans un élan de colère, il tue Serge.

Ce roman est vite devenu un classique scolaire dès sa publication et a conquis plus de deux millions de lecteurs. Différentes versions du récit existent : un roman, un BD et également un film.

Toutes les étapes de la création du roman, des versions manuscrites aux projets de jaquettes, sont conservées dans le fond. Ces documents, intégrés à une séquence didactique, pourraient être à l’origine d’une réflexion sur la création de Malataverne, mais également le moyen pour les élèves de (re)penser leur rapport à l’écriture. Il s’agirait alors non pas de faire de la génétique textuelle, mais d’utiliser celle-ci comme un outil scolaire pour mettre en lien le travail de l’écrivain et l’activité de l’élève. L’objectif viserait à rapprocher deux espaces culturels souvent différents (élèves/auteur étudié) pour désacraliser le travail d’écriture et permettre aux élèves de se construire une posture d’auteur [2].

Des questions et des documents pour penser son rapport à l’écriture

Nous pourrions partir de questions qui seraient soumises aux élèves à la suite de la lecture de Malataverne. En voici quelques exemples :

1)  Comment trouver une idée d’écriture ?

Il s’agirait ici de renverser l’idée de l’inspiration soudaine que les élèves associent à la création littéraire. En observant la manière dont Clavel s’est inspiré d’un fait divers (doc. 1) et en renvoyant les élèves à leurs pratiques (comment font-ils lorsqu’ils doivent imaginer, écrire une histoire ?), on pourrait établir une liste de manières de trouver des idées d’écriture pour ensuite les tester.

Doc. 1 (coupure de presse) 

2) Comment organiser ses idées ?

On pourrait tenter de renverser l’idée du don de l’écrivain (vs. travail) en montrant comment Clavel s’y est pris pour planifier son histoire tout en imaginant d’autres solutions possibles, y compris celles auxquelles les élèves ont recours. Les documents ci-dessous montrent que Clavel usait de divers moyens pour organiser ses idées. Il posait le décor en dessinant les lieux de l’action (doc. 2), élaborait le planning des personnages (ici la fin de la journée de Robert ainsi que des informations sur l’éclairage en bas à droite : doc. 3) ou encore rédigeait la trame du récit (les deux derniers chapitres avec les doutes de Robert et son arrivée chez la vieille dans le chapitre 8, puis la mort de Serge dans le chapitre 9 : doc. 4).

Doc. 2 (dessin du décor)

Doc. 3 (planning) 

Doc. 4 (trame de la fin du récit) 

3) Pourquoi relire/réécrire ?

A partir de pages de manuscrits, les élèves pourraient repérer les types d’opérations de révision : supprimer, substituer, ajouter et déplacer. Ensuite ils feraient des hypothèses sur les enjeux de ces choix d’écriture. Il s’agirait ainsi de donner du sens aux opérations de révisions que les élèves effectuent régulièrement en classe.

Doc. 5 (version manuscrite de la fin du récit) 

Par exemple, la dernière phrase de la version manuscrite de Malataverne pourrait être étudiée en classe : La queue balayant la route poussière, il levait le museau et flairait le vent (cf. doc. 5 ci-dessus). Après avoir identifié qu’elle contient une substitution, le mot « route » a été remplacé par le mot « poussière », on interrogerait les élèves sur les raisons de cette substitution. Personnellement, je pencherai pour l’hypothèse suivante : le mot « poussière » est beaucoup plus évocateur que le mot « route », plus neutre. Il rend, à mes yeux, plus représentable cette scène finale où l’on imagine l’attitude de ce chien, telle qu’elle est décrite, la queue faisant voler un peu de poussière. L’intérêt de s’interroger au sujet du remplacement du mot « route » par le mot « poussière » réside dans la mise en avant d’effets esthétiques rattachés au choix des mots. Ce type d’exercice devrait permettre aux élèves de comprendre que les opérations de révision ne visent pas uniquement à produire un écrit respectant des normes orthographiques et grammaticales, mais aussi à créer des effets sur le lecteur en proposant une atmosphère spécifique, en présentant les objets du récit sous un certain jour.

Lettres de lecteurs : Malataverne vu par des adolescent.e.s

Le fonds Clavel contient également de nombreuses lettres de lecteurs que l’écrivain a conservées. Certaines ont été écrites par des adolescent.e.s, souvent via l’intermédiaire de l’école, pour exposer leur point de vue sur Malataverne (cf. doc. 6).

Doc. 6 (lettre d’élèves adressée à B. Clavel) 

L’utilisation de certaines lettres de lecteurs pourrait constituer un moyen intéressant pour socialiser les lectures scolaires de Malataverne en différé. Les élèves apprécieraient alors le roman en réagissant à une lettre de lecteur. Divers aspects du récit, apparaissant fréquemment dans la correspondance adressée à Clavel, seraient abordés.

C’est le cas de la thématique, la délinquance, et de son actualité qui pourrait être discutée : S’agit-il d’un sujet d’actualité ? La manière dont elle est représentée dans le roman de Clavel est-elle parlante pour les lecteurs d’aujourd’hui ?

La question de l’identification aux personnages, principalement l’identification à Robert dont on suit les pensées et les doutes au plus près, peut également être abordée : T’identifies-tu à Robert ? Est-il plus facile de s’identifier à Robert qu’à Serge ou Christophe ? Pourquoi ?

La notion de suspense, souvent opposée à l’ennui ressenti à la lecture de passages descriptifs, est également un sujet récurrent, permettant d’entrevoir le rôle que la description peut jouer dans un récit en créant des ambiances qui sont rarement anodines et peuvent, parfois même engendrer un forme de suspense. On pourrait questionner les élèves ainsi pour débattre de ce sujet: A quoi sert ce passage descriptif ? Quelle ambiance pourrait-il viser à produire ? Une ambiance tout à fait différente produirait-elle le même impact sur le récit ?

La fin ouverte du récit est également perçue comme problématique par les lecteurs qui peinent à comprendre quel pourrait être l’intérêt d’un récit sans dénouement. L’enseignant pourrait demander aux élèves : Pourquoi ne pas raconter ce qui arrive ensuite à Robert ?

Finalement, le registre de langue est également mis en avant par certaines lettres (cf. doc 7 et 8 ci-dessous) qui s’interrogent sur le bien fondé du langage relativement grossier utilisé par les personnages du récit. On pourrait poursuivre le débat de cette manière : Faut-il proscrire les termes grossiers des livres (surtout s’ils visent un jeune public) ? Si, oui, pour quelles raisons ? Faut-il au contraire utiliser un langage familier, pour que la manière dont les personnages s’expriment soit crédible (vraisemblance) ?

Doc. 7 et 8 (Extraits de lettres d’élèves adressées à B. Clavel) 

Toutes ces questions posées aux élèves autour de la thématique, de l’identification aux personnages, du suspense et de la description, de la fin ouverte ou encore du registre de langage du roman doivent leur permettre de mieux saisir le fonctionnement de certains procédés littéraires afin de mieux en comprendre l’intérêt. Il s’agit ainsi de leur faire découvrir que ces aspects du roman possèdent une fonction. Quitte ensuite aux élèves de décider si la fin ouverte, bien qu’elle offre la liberté aux lecteurs d’imaginer ce qui arrivera à Robert, ne leur plaît pas. A eux d’évaluer si les longs passages descriptifs, malgré le fait qu’ils visent à créer des ambiances plutôt inquiétantes n’ont aucun effet sur eux ou encore si le langage grossier des personnages, bien qu’ils serve à refléter une situation sociale spécifique, leur déplaît.

Une invitation à faire vivre le fonds

Le fonds Clavel-Pratte mérite d’être exploité dans ce sens pour donner aux élèves l’occasion de considérer un texte autrement que dans sa version imprimée et de découvrir qu’un écrivain peut s’appréhender différemment qu’au travers d’un nom apparaissant sur une couverture et d’une photo reproduite dans un manuel. Grâce à un partenariat avec la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, la HEP Vaud peut accéder aux documents qui sont archivés sur le site de Dorigny. Des étudiantes de la HEP (Lauriane Culand & Tiphaine Perilla) ont récemment pu explorer le fonds avec enthousiasme dans le cadre de leur mémoire de Bachelor (Un brouillon, pour quoi faire? L’analyse génétique comme outil de réécriture, juin 2016). Elles ont proposé une séquence didactique très intéressante autour du roman La Louve du Noirmont, révélant ainsi une des multiples possibilités d’exploitation qu’autorise le fonds Clavel-Pratte. De quoi susciter des vocations, espérons …

[1] Je remercie Josette Pratte de m’avoir autorisée à reproduire certains documents du fonds qui, outre le travail de Bernard Clavel, contient également son propre travail d’écrivaine.

[2] A ce sujet, voir B. Laville (2002). Les manuscrits d’écrivain : une fabrique d’auteurs ? Modernités, 18

 Par Vanessa Depallens, assistante à la HEP, vanessa.depallens@hepl.ch

Chronique publiée le 6 juin 2017