Anne Crausaz, une envie de renouveau et de matière
Début octobre, les éditions lausannoises Askip ont publié L’imagier des sens, d’Anne Crausaz, l’auteure d’une déjà belle et longue œuvre parue aux éditions MeMo.
Pourtant cet imagier-là est une première.
Une première, après une vingtaine de livres publiés ? Oui, car jusqu’ici Anne Crausaz dessinait à l’aide d’un logiciel, autrement dit elle « créait sur ordinateur », traçant points après points des contours, et c’est selon cette technique du dessin vectoriel qu’ont été réalisés les livres qu’elle a signés chez la maison nantaise. Or le très bel album que j’ai entre les mains a été entièrement peint et dessiné à la main.
En tant que lectrice, je dois dire que c’est un enchantement : celui de la matière éprouvée, autrement dit celui des imperfections, des coulures, des fusions, des bavures, ceci pour plus de sens, d’émotions et de sensations.
Le livre s’intitule L’Imagier des sens, mais ce sont les éléments qui donnent leur titre aux parties : L’air, L’eau, La terre, Le feu. Car chacun d’eux sera perçu, compris, expérimenté grâce aux sens : l’air apporte des odeurs de vacances – ou d’usine ; on écarte les bras les jours de grand vent, on regarde passer les nuages, on écoute le bruissement de l’herbe avant d’avaler une golée d’air pur au sommet d’une montagne.
Cette association heureuse, c’est un peu comme un calcul de probabilités : bien plus riche, bien plus complet et multiple que ce qu’on imaginait. Et puisqu’on parle d’imagination, sachez qu’elle est au détour de chaque page, tant les gouaches sont suggestives, parlent à nos souvenirs ou invitent à la rêverie, dans un même mouvement d’appartenance au monde.
Anne, comment est née ta collaboration avec les éditions Askip ?
J’ai rencontré Julia lors de séances de dessin, à Nyon. Nous sommes quelques-unes et quelques-uns à nous réunir, de façon informelle, juste pour le plaisir de dessiner ensemble. J’avais aussi croisé Stéphanie et Hélène, et un jour nous nous sommes rendu compte qu’on se connaissait, toutes les quatre, qu’une même passion pour l’objet livre nous réunissait, et l’idée de travailler ensemble a suivi assez rapidement.
Quel est ton regard de créatrice sur ce premier livre entièrement dessiné à la main ?
J’ai pu évacuer toutes les frustrations accumulées ces dernières années, ce que le travail à l’ordinateur ne me permettait pas de faire, et c’est une grande satisfaction ! J’ai surtout pu laisser libre cours à mon envie de matière, et je sais déjà que je retournerai à la gouache.
Le papier est proche de celui de tes précédents livres, mais plus fin, un peu plus lisse aussi. Comment l’avez-vous choisi ?
Les éditrices ont choisi ce beau papier pour le premier livre qu’elles ont édité, Comme un poisson-fleur, et mon album a tout naturellement reçu le même support.
On retrouve dans cet ouvrage ton attention à la nature, tu montres aux enfants notre monde, avec un regard particulier pour les belles choses, les fragiles, les éphémères. J’ai aimé que tu ne proposes pas pour autant un univers manichéen : on voit des cheminées d’usines, une forêt calcinée, mais tu ne donnes pas de jugement, ne commentes pas. Et l’avion qui traverse le ciel de la quatrième de couverture apporte lui aussi sa touche de poésie, sa délicatesse évocatrice.
Il devient difficile de ne pas montrer la présence de l’homme, de l’humain au cœur même de la nature. Ce sont des questions que je me pose beaucoup : la façon dont on abîme notre planète. J’y suis sans cesse confrontée : je veux dessiner une fleur bien particulière et, en me documentant, j’apprends qu’elle n’existe plus. Puis la même chose advient pour un papillon, ou un autre insecte. Cela me donne encore plus envie d’inviter le lecteur à regarder, je veux continuer à lui proposer ces éléments de la nature dans lesquels j’inclus ces touches, ces traces de l’homme, inévitables.
C’est un livre écrit à l’infinitif : « S’endormir au son de la pluie, se réveiller dans le silence de la neige. » Est-ce que ce choix narratif a été une évidence, ou le résultat d’autres tentatives ?
C’était une évidence, j’ai tout de suite écrit ainsi. Puis, dans un second temps, je me suis posé la question de savoir s’il y avait une autre façon de faire, de dire, mais non. C’était celle-ci que je voulais.
L’album s’adresse à tous les âges, tu t’adresses à tous les âges, par ton choix si fin des sensations que tu veux évoquer – et provoquer. Ainsi lit-on aussi bien « Plonger un brin de menthe dans l’eau chaude, fermer les yeux, inspirer profondément. » que « Mélanger une poignée de terre, des herbes et quelques cailloux. Faire semblant de goûter. »
La tisane et la soupe de sorcière sont célébrées avec une même justesse, une même intensité aussi. Est-ce ta façon de signifier qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les expériences, entre les âges ?
Oui, j’aime beaucoup cette idée d’absence de hiérarchie. Et je tiens à ce que chaque lecteur, quel que soit son âge, se retrouve dans mes livres. Dans un premier temps, j’avais envisagé cet album de façon plutôt scientifique, je pensais choisir une seule façon d’éprouver les choses. Mais peu à peu je me suis laissée embarquer, dériver, les sens se sont mélangés, le livre est parti sur d’autres chemins, s’est enrichi de façon inattendue.
Les passages d’un thème à l’autre se font passages de témoin : le motif de la montagne lie l’air à l’eau, les racines et l’éclair proposent visuellement la transition de la terre au feu…
C’est juste, à présent que tu me le dis. Je crois qu’il s’agit au moins autant de hasard que de volonté, il y a des choses, ainsi, qui nous échappent, lorsqu’on crée, des choses qui relèvent aussi bien du conscient que de l’inconscient !
Comment appelle-t-on le bleu de la couverture ? Etait-il difficile d’obtenir ces bleus et ces verts à l’impression ?
C’est simplement du bleu outremer ; j’ai utilisé des couleurs pures, une très bonne gouache. Le photolithographe, excellent, a dit qu’il serait impossible d’imprimer ce bleu tel quel, il s’est approché le plus possible de la teinte. En fait, c’est le livre dans son ensemble qui doit fonctionner, les couleurs sont travaillées page après page. J’étais présente lors de ces essais d’impression. Des moments rares, extrêmement précieux !
Ce livre va-t-il changer quelque chose à la suite de ton travail ? Est-il une sorte d’étape, de tournant ?
Je ne crois pas, mais il m’a aidée à prendre conscience que je veux à présent pousser plus loin l’affirmation de certaines choses : accentuer encore les possibilités de la gouache, mais aussi aller plus avant encore dans le graphisme et le dessin vectoriel. Autrement dit explorer encore et toujours ces techniques, ces deux directions si différentes qui chacune a ses limites et ses possibilités…
Rencontre avec Julia Jobin, l’une des éditrices des éditions Askip
Vous êtes une toute jeune maison d’édition, née il y a deux ans. Pouvez-vous vous présenter brièvement ?
Askip est née de la rencontre d’une relieuse, Hélène Montero, d’une graphiste, Stéphanie Tschopp, et d’une autrice, moi-même, autour d’ateliers et de publications pour les enfants. Nous avons une passion commune pour le livre et l’édition, en particulier pour le dessin à la main, les beaux papiers, les nuances, les détails.
Votre maison a un parti pris courageux, à l’encontre de l’air du temps, d’une certaine productivité ambiante : vous avez décidé de ne publier qu’un livre par année, et de l’accompagner… intensément ! Et ceci aussi bien avant qu’après sa publication.
C’est vrai, nous souhaitons vraiment échanger avec les auteur·rice·s, avec les illustrateur·rice·s, avant la publication. Ce rythme d’un livre par année permet ces réflexions, ces bricolages, ces questionnements. Par exemple, avec Anne Crausaz, nous avons beaucoup parlé de la présence ou de l’absence de personnages : à quel point l’être humain devait-il appartenir à l’univers de ce livre ? Ce rythme permet aussi des rendez-vous précoces avec le photolithographe, afin d’identifier les difficultés, les problèmes éventuels. Notre but, c’est d’être là au bon moment pour l’auteur, qui a bien sûr le dernier mot.
Après la publication, nous proposons des ateliers, soit avec l’auteur et en rapport avec son ouvrage, soit autour de la fabrication d’un livre, des différentes techniques utilisées. Nous avons même une petite presse portative, avec laquelle nous pouvons aller dans les bibliothèques ou d’autres lieux culturels. On organise toujours un joyeux vernissage, et il y a bien entendu les festivals, les salons, où nous allons pour faire connaître nos ouvrages.
Enfin, nous montons des expositions ; pour celle qui est née avec le livre d’Anne Crausaz, nous présentons aussi quelques peintures qui n’ont pas été retenues pour la publication, mais qui font partie du processus de création.
Recevez-vous beaucoup de projets ?
C’est encore raisonnable, et leur arrivée est souvent due à un article, une mise en lumière. Nous souhaitons d’une part donner une préférence aux créateurs et créatrices de Suisse romande, bien que dans le cadre d’une collaboration auteur·rice – illustrateur·rice, nous envisagions une plus grande ouverture ; et, d’autre part, nous voulons que notre publication soit quelque chose de nouveau pour son auteur : soit un premier livre, soit une démarche différente de celle qu’il ou elle propose habituellement, comme c’est le cas pour Anne.
Une sélection aux très pointues Pépites du Salon du livre de Montreuil, c’est une admirable consécration pour un second livre publié !
C’était totalement inattendu ! D’ailleurs on ne réalise pas entièrement ce que cela signifie, ce sont d’autres personnes qui nous le disent. Et ça nous permet d’être présentes cette année à Montreuil, au Grand Marché de la petite édition, un rendez-vous important.
Comment voyez-vous la suite de l’aventure ?
On poursuit notre apprentissage ! Chaque nouveau livre nous enseigne des choses sur ce métier. Nous pensons continuer à ce rythme d’un livre par année, l’expérience de ces deux premiers livres nous a confortées dans cette idée. Car plus on passe de temps avec un livre, et plus on a envie de le défendre !
Chronique publiée le 8 novembre 2022
Par Sylvie Neeman, autrice (sylvie.neeman@gmail.com)