A la découverte de ma lecture : une expérience unique – Le Roman des Romands dans les classes du Secondaire 2
Quand on enseigne, ou plus largement, quand on cherche à éduquer un individu plus jeune que soi, on rêve de plusieurs choses tout à fait contradictoires, qui pourraient peut-être se résumer ainsi : Lui laisser faire ses expériences, mais prévenir tout faux pas ; L’inciter à découvrir des passages inconnus, mais baliser le chemin pour en éviter tous les dangers ; Et répéter à l’envi « Dis-moi franchement ce que tu penses », mais poursuivre par « Cependant écoute d’abord ce qu’il faut que tu saches » !
Comme enseignante de littérature française dans un gymnase genevois, cela fait plusieurs décennies que je me bats contre ces contradictions, ou plutôt contre ces incohérences, à travers un engagement qui cherche à donner non pas des réponses à l’objet de notre étude commune, mais bel et bien les outils pour permettre de poser d’autres questions par le biais de la littérature : à chacun ses propres questions, celles qui mèneront à trouver non pas la réponse attendue, mais les réponses dont l’élève a provisoirement besoin pour avancer dans sa carrière intellectuelle.
Pourquoi tout ce préambule à la présentation de l’expérience du Roman des Romands ? Parce que, justement, ce prix littéraire a été créé, non pas uniquement pour récompenser des auteurs (acte éminemment subjectif), mais bien plutôt pour mettre en valeur les jeunes étudiants de ce pays, engagés dans le jury : parce que ce sont eux qui, en prenant la parole, nous ramènent aux questions que l’Histoire (avec un grand H) pose à leur génération – et non pas à celles que les profs leur posent à longueur d’année. Mais reprenons depuis le début : d’où vient ce prix ? comment et pourquoi est-il né ? que cherche-t-il à mettre en valeur ? et jusqu’où pourra-t-il mener ses acteurs : lecteurs – étudiants, professeurs et auteurs ?
Premier débat à Locarno @ RdR
Pourquoi un prix ?
Ce prix, comme toutes les choses qui sont créées, je crois, vient d’une frustration ! Frustration d’une enseignante face à l’immense insatisfaction éprouvée devant le fossé qui sépare les cours de littérature (allant, grosso modo, du Moyen-Âge à la fin du xxe siècle) et la réalité de la littérature contemporaine. Depuis bientôt 38 ans, je me suis rendu compte que le panorama couvert par les manuels / les lectures / les cours traditionnels travaillés au gymnase ou dans toute autre école ne parvenait jamais à englober l’année que je venais de vivre (et mes élèves, de fait, avec moi) ! J’avais beau m’y prendre de toutes les façons, ruser, écourter des lectures, présenter des extraits, bref – combiner l’année scolaire avec autant d’ingéniosité que possible – jamais, je dis bien jamais, mon cours ne pouvait réellement intégrer ce qui venait de s’écrire, là, sous nos yeux, et qui surgissait sous la forme de livres (plus de 700 romans par rentrée) qui peuplent les librairies... et dont les maîtres ne disent rien, désespérément rien !
Pas par mauvaise volonté, par manque de curiosité ou par incompétence : mais tout simplement parce que parler de trois romans de 2017 implique quasiment de prélever à la sacro-sainte liste du futur diplôme au moins trois autres grands romans classiques !
Qui suis-je, moi, pour décider que telle prose d’un auteur suisse de 35 ans vaut la peine d’escamoter un texte de Flaubert, une pièce de Molière ou La Beauté sur la Terre ?
Et pourtant, si mon métier consiste bien à introduire mes élèves à la grandeur de cet art, c’est justement parce que nous ne cessons de rabâcher que la littérature est universelle : qu’elle nous parle de ce monde, de notre monde... et la meilleure façon de le prouver est de ne jamais avoir le temps (ou l’autorisation) de lire la littérature de notre monde, de mon pays, de ma vie, de mon voisin, de l’année que je viens de vivre et qui aura immanquablement marqué mon existence !
J’ai donc eu l’idée de proposer aux étudiants – mais par là même avant tout aux professeurs audacieux – d’oser ce chemin inconnu : lire les dernières publications de l’année écoulée, sans savoir encore si elles seraient aussi marquantes que tous les grands classiques (ou considérés comme tels). La sélection proposée aux gymnases, écoles de commerce et de culture générale, qui entrent dans le grand jury du Roman des Romands a donc pour première vocation de montrer tous ces aspects à la fois : la littérature contemporaine existe, elle s’écrit (aussi) dans mon pays, elle parle de nos vies, et peut-être bien qu’elle me fera découvrir qui je suis, dans ce monde, autant parfois que ce cher Julien dans Stendhal, ou la triste Comtesse Rosine dans Beaumarchais ne me l’ont fait deviner.
Sous-groupes de délibération pour le vote © RdR
Le sens d’un prix
On demande à nos gymnasiens de comprendre les émeutes de Juillet pour souffrir avec Marius et Jean Valjean, de saisir la portée des discours d’Etienne dans Germinal pour comprendre la force du syndicalisme brisé, mais en lieu et place des éditions passées, grâce au Roman des Romands, ces mêmes gymnasiens ont découvert depuis quelques années maintenant chez Marie-Jeanne Urech les horreurs subies par une famille dont les subprimes avaient ruiné l’existence, ou découvert les manigances froides et destructrices des lobbies nucléaires quelques mois après Fukushima, dans un très beau roman de Daniel de Roulet. Les élèves en ont été bouleversés : et sans doute, par cette prise de conscience, ont-ils mieux compris encore ce que Hugo, Zola ou les autres ont engagé dans leur écriture il y a plus de 150 ans : leur vie, la vie de leur monde. Le Roman des Romands a donc pour vocation de travailler avec la littérature contemporaine pour une approche universelle de toute littérature : les auteurs suisses, fussent-ils nés en Roumanie comme Marius Popescu, ou vivant bien loin comme Jean-François Sonnay, parlent du même monde que le mien – mais nous le soumettent avec leur subjectivité, leur regard, leur langue. Et surgit ici un autre point essentiel du Roman des Romands : la découverte d’un langage encore inconnu, insondé, insaisissable – et doublement : par le jeune lecteur et par son professeur, puisque, sauf rares exceptions, il n’existe quasiment aucun outil pré-fabriqué (nous entendons ici : directement et facilement utilisable par un enseignant) pour lire, étudier, commenter le style des auteurs suisses contemporains !
Une démarche pédagogique autant qu’une découverte de notre pays
Tout est donc à faire, sur le moment, face aux élèves, mais surtout avec eux : analyser le style d’un texte paru il y a quelques mois est une chose bien ardue, et (je dois le dire, car c’est vrai) extrêmement risquée : aucun garde-fou, aucune balise, pas un seul repère qui puisse conforter le maître ou l’élève, pas d’étude en forme de « que sais-je ? », de « profil d’une œuvre » ou de thèse publiée chez un éditeur savant !
Quand le maître et sa classe lisent un texte paru quelques mois auparavant, ils sont seuls explorateurs, seuls faiseurs d’hypothèses, seuls juges in fine... et comme je le disais en introduction, c’est une opération périlleuse que de laisser des étudiants tout frais émoulus se lancer dans le commentaire stylistique qui jusqu’ici avait été si longuement, si solidement, si invariablement balisé par une armada de professeurs diplomés !
On arrive ainsi à des lectures « ready made » : les gymnasiens trouvent Corneille illisible? qu’à cela ne tienne : ils n’en sont pas moins capables (en suivant bien les questions de Lagarde et Cie) d’écrire une page sur le langage baroque ! Ils s’endorment sur les répliques de Sartre ? mais peuvent sans problème commenter son langage ! Tout est prêt : on leur a montré, expliqué, tracé la voie, disséqué des exemples parfaits, répétés les tournures à retenir ; on les formate à savoir un minimum ; et donc à ne plus vraiment lire par eux-mêmes.
Rien de tout cela quand ces mêmes gymnasiens sont seuls face à huit ou dix textes contemporains ! ils se lancent seuls, relisent seuls, observent, commentent, cherchent, creusent, trouvent ou restent perplexes, s’avancent ou tombent sur des écueils infranchissables – ils s’escriment avec une page, deux chapitres, trois thèmes ; ils disent trop ou trop peu, tant pis !
Prise de note pour l’argumentaire © RdR
Ils viennent de faire ce que tout maître rêve pour ses élèves : ils viennent de le dépasser, ils ne l’attendent plus, ils avancent seuls, avec leur subjectivité, avec leur maturité en devenir, avec leur jugement parfois boiteux, parfois rudement insolent ou prétentieux, mais le leur, celui qu’ils osent proposer à leur maître – et celui que leur maître osera recevoir comme la marque d’une intelligence nouvelle face à une littérature enfin libérée des manuels de médiocrité.
Le Roman des romands comme expérience de vie
L’expérience du Roman des Romands, pour tous ceux qui y ont participé, ne laisse pas indemne – et il ne s’agit pas ici de dramatisation rhétorique : Le Roman des Romands engage réellement une tout autre approche de ce que peut être la littérature dans notre monde.
Le maître doit lâcher du lest – et bientôt accepter que le chemin de lecture que tracent ses élèves est certes chaotique, en zig-zags et souvent bien étroit, mais il pourra aussi constater combien son métier est utile, justement, pour aider les élèves à le tracer, et non plus seulement à le parcourir derrière lui !
Les auteurs eux aussi auront de fortes surprises, lors des rencontres avec les classes : même quand les étudiants sont charmants, intelligents et aimables, ils ne cachent pas leurs réserves sous des politesses mondaines : si le texte leur paraît obscur, gratuitement violent ou au complètement hors norme à leurs yeux de jeunes lecteurs, ils le diront – et demanderont des explications sans contours ! C’est parfois rude pour l’auteur, mais c’est aussi une expérience inoubliable que d’entendre un gymnasien de 18 ans avouer qu’il a été bouleversé par un passage. La rencontre « pour de vrai », entre auteurs et lecteurs est au cœur même du dispositif du prix du Roman des Romands, et c’est une sorte de joyau à mille facettes pour chacun des participants.
Le courage des institutions
Enfin, pour toute l’institution – car on ne doit pas oublier ici la confiance des directions respectives de chaque école qui prend le risque de bouleverser le sacro-saint programme au nom d’une expérience unique pour ses élèves – le prix du Roman des Romands représente une image de l’engagement réel pris par les DIP pour aller vers un enseignement qui table sur la formation et non le formatage de ses élèves. Quand un maître persuade une direction d’entrer dans ce grand jury, on peut être sûr d’une chose : cette école refuse de se scléroser, elle est bien vivante !
Entrer dans ce grand jury, c’est mettre un pied dans une expérience pédagogique à la fois exigeante et valorisante : après les 4 mois de lecture du Roman des romands, on se rend compte que la reprise du programme « traditionnel » ne peut plus se faire comme avant… parce que les élèves ont pris une telle assurance, que désormais, même face à Voltaire, Sartre ou Apollinaire, ils auront envie de se lancer dans la lecture et d’avancer par eux-mêmes ! et le maître dans tout cela ? eh bien, il sera le 3ème œil, celui qui vient pour apporter les connaissances historiques ou esthétiques nécessaires sans doute à l’appréciation d’un texte ; mais il ne sera plus vraiment celui qui choisit les meilleurs passages, ou relève les thèmes ou sanctionne les interprétations…
Une élève annonce le vote à la TV © RdR
Le prix du Roman des Romands a été créé avec un logo qui me servira de conclusion : une virgule, qui est aussi une apostrophe, de celle que l’on peut doubler pour interpeler, ouvrir un discours, commencer une discussion ; et deux mots qui complètent ce signe : génération nouvelle.
Beaucoup ont cru que j’avais voulu nommer ainsi les auteurs contemporains : pas du tout ! c’est aux lecteurs que je pensais : ils sont la génération nouvelle, celle à qui l’on doit faire confiance, celle à qui l’on doit ouvrir des voies, sans baliser de craintes préventives les erreurs éventuelles.
Le Roman des Romands exprime un credo très simple à mes yeux : toute lecture – y compris dans l’erreur d’interprétation – mène à soi, et chaque lecteur mène aux autres, parce que le texte nous rend libres, si nous lui laissons sa propre liberté.
Par Fabienne Althaus Humerose, professeur de français et créatrice du prix Le Roman des Romands
Fabienne Althaus Humerose, la créatrice du prix, est professeur de français. Elle a reçu en 2015 le Prix Fédéral de Médiation Culturelle de l’Office fédéral de la Culture pour avoir réussi en quelques années à valoriser la littérature suisse contemporaine auprès des jeunes étudiants.
Depuis 2015, le RdR a également accueilli des élèves des Gymnases bilingues de la Suisse alémanique et tessinoise. Entre 2009 et 2017, en 9 édition, plus de 30 lieux d’étude, 10 cantons, et quelque 180 professeurs ont inscrit environ 4’500 élèves au grand jury. Mais le plus important est le dernier nombre : 60 auteurs ont été lus, discutés, travaillés en classe… et chacun d’entre eux a rencontré les élèves lors de grands débats.
Chronique publiée le 20 septembre 2017