Hommage à Umberto Eco et Eugenio Carmi : Les trois cosmonautes et autres contes
Une féconde amitié de soixante ans leur a permis de mourir comme dans les légendes d’amour pur : à trois jours d’intervalle, ce qui est presque en même temps. Eugenio Carmi, artiste italien renommé, a choisi de s’effacer dès qu’il n’est plus arrivé à peindre – mais il avait 96 ans ! – le 16 février 2016, à Lugano. Et le corps d’Umberto Eco, ce spécialiste de la communication devenu écrivain à succès, a posé son ultime signe le 19 février dernier, à Milan.
A l’instar de leur vie, leurs textes et illustrations dialoguent sur chaque double-page des trois albums qu’ils ont publiés ensemble, entre 1988 et 1992, et que la version française a réunis sous le titre Les trois cosmonautes et autres contes (Grasset-Jeunesse, 2008).
Se présentant à leur jeune public en «fabricant de mots» et en «fabricant d’images», le fabuliste et l’illustrateur sont passionnés par la communication de masse dans cet univers contemporain trépidant, qu’ils trouvent aussi beau que fragile.
«Des maisonnettes fragiles et belles » (p.19) d'U. Eco & E. Carmi (2008). Les trois cosmonautes et autres contes, Paris : Grasset-Jeunesse. ©
Dans les termes de leur premier conte, ce rapport autant heureux qu’inquiet au monde se dit et s’illustre ainsi : «Quand les atomes s’assemblent de manière harmonieuse, tout marche à merveille». (p. 12). Face à quoi, l’illustrateur fait du noyau d’un atome un cercle rouge abritant un visage résumé à son sourire. Mais voilà, si l’atome est, «il était une fois un général» (p. 8) et l’on devine ce que celui-ci voudra en faire…
La fable suivante, Les trois cosmonautes, commence tout aussi simplement : «Il était une fois la Terre. Et il était une fois la planète Mars» (p. 42). Grâce à un collage de Carmi représentant le globe terrestre et une autre sphère grise séparées par du bleu nuit étoilé, le jeune lecteur imagine spontanément une suite. Et si le troisième récit est plus énigmatiquement intitulé Les gnomes de Gnou, le programme narratif reste limpide : «Envoyez un explorateur galactique, qu’il me découvre au moins une petite planète habitée» (p. 80), commande un Empereur, dépité qu’il n’y ait plus rien à découvrir sous notre ciel. En regard de son ordre, deux formes abstraites sur fond noir se décodent comme étant celles de l’Empereur et d’un explorateur dans sa fusée.
Eco combat la paresse du lecteur
Contrairement au célèbre Nom de la rose, les récits pour la jeunesse d’Eco ne sont pas des enquêtes mais des variations sur des sujets connus, banals même. Eco le conteur n’a donc pas vraiment appliqué la définition du texte qu’il avait posée en sémiologue : « une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné» [1]. Par contre, d’autres traits de sa poétique sont actualisés par ses albums, tel son goût pour les listes («Beaucoup d’enfants mourraient, beaucoup de mamans, beaucoup d’agneaux, beaucoup de petits oiseaux», p. 18). Ou encore la passion de cet ébouriffant érudit pour les savoirs, historiques ou scientifiques, et pour leur transmission.
Mais si ces histoires sont simples, c’est pour permettre à Eco de travailler la connivence avec le lecteur. Le rapprochement s’opère par l’usage du «nous» de généralité («nous sommes tous faits d’atomes», p. 10) ou du «nous» qui réunit le narrateur et son destinataire («notre atome était triste», p. 14) ; par des interpellations («vous devez savoir», p. 16) et par des questions qui relancent l’intérêt («Comment ne pas devenir méchant avec tant de bombes à portée de main ?», p. 16) ou qui invitent le lecteur à protéger son environnement, à s’engager concrètement pour l’écologie, une des valeurs et finalités fortes de ces trois contes.
Davantage que par ces usuels procédés linguistiques, le narrateur, aidé par son illustrateur, se faufile dans les pensées de son lecteur en venant titiller ses représentations courantes : Un cosmonaute américain ne peut que siffloter un air de jazz et être figuré par des chewing-gum, le cosmonaute russe par une voix de basse entonnant «Volga ! Volga !» et par un fragment de la Pravda à l’effigie de Lénine [2] et le Chinois par une mélopée qui sonne faux aux deux occidentaux et par un idéogramme.
«Les cosmonautes américain, russe et chinois ! »…(p.51) d'U. Eco & E. Carmi (2008). Les trois cosmonautes et autres contes, Paris : Grasset-Jeunesse. ©
Le Martien qu’ils vont rencontrer est nécessairement vert, et puisqu’il est laid à leurs yeux, il est forcément méchant. Enfin, dans le second récit d’exploration spatiale que constitue Les Gnomes de gnou, l’égocentrisme des hommes est tel qu’ils sont incapables d’imaginer qu’ils ont été découverts par des extra-terrestres plutôt qu’ils n’ont, eux, découvert ces autres vivants. L’adulte qui médiatisera ces albums le comprend : si ces récits élémentaires de science-fiction nous emportent ailleurs, c’est pour mieux interroger, plus exactement pour piéger nos habitudes de pensée ordinaires, en l’occurrence, ici, nos rapports à autrui, à la différence. Donc, si Eco a livré des textes explicites et peu paresseux, c’est pour chatouiller la paresse de pensée des lecteurs, celle qui nous fait préférer le confort des lieux-communs et des stéréotypes à leur examen critique.
Reconnaissons que ce procédé n’est pas sans défauts : il découle de ces récits, surtout quand ils sont lus les trois à la suite, une insistante morale sur notre responsabilité vis-à-vis de la planète. Toutefois, ce que nous percevons aujourd’hui pour du militantisme pourrait bien traduire notre malaise à ne pas avoir mieux et plus agi depuis que ces appels ont été lancés, voici déjà un quart de siècle.
Carmi initie à l’art abstrait
Mais ce présumé défaut, qui pèse sans doute plus sur l’adulte lecteur que sur l’enfant, a un magnifique correctif dans l’album : les illustrations d’Eugenio Carmi, son langage pictural.
Que l’enseignant.e qui voudrait aborder avec sa classe Les 3 cosmonautes et autres contes ne renonce surtout pas quand il apprendra ce qui suit : Carmi est un peintre abstrait de haute et excellente tenue. Se référant à Pythagore, il a fait de la géométrie (les formes élémentaires du carré, du triangle, du cercle…) un langage précis que, à l’aide d’Héraclite («Tout passe, tout coule»), il met en mouvement, il inscrit dans le temps. D’où les variations subtiles et cohérentes, en équilibre ou pas, en tension ou pas, de ces formes colorées.
Qui accorde quelques minutes d’attention à son œuvre [3] entre dans une douce et lente danse de formes et ressent intimement l’idéal du peintre : «Rendre visible la beauté et l’harmonie des lois de la nature» [4]. L’abstrait de Carmi n’est pas un retrait, ni un langage sec, mais une simplification méditée et organisée de l’espace réel. Et son univers est accessible à chacun.e : ému.e par cette expérience, l’enseignant.e voudra alors la faire partager à ses élèves. C’est possible, à l’aide du texte de Eco et par la didactique implicite du peintre : d’abord, nombre de ses illustrations sont limpides, malicieuses et toniques : cinq rectangles de tissu collés font un général autoritaire et obtus ; des photos de petits sceaux de sécurité en métal alignés sont des voitures sur un parking vu de l’espace, etc. Puis des codes s’apprennent aisément : par exemple, des flèches stylisées traduisent des émotions ou des intentions exprimées par le texte (la panique, le projet, l’intérêt, …).
Le dernier conte des deux amis, Les Gnomes de gnou, va nettement plus loin encore, il permet un apprentissage progressif et non-intimidant de l’abstrait. En effet, les illustrations de cet album sont en partie fondées sur la reprise d’œuvres ou de fragments d’œuvres anciennes et exposées du peintre, mais à l’aide du texte en vis-à-vis et des symboles complémentaires qu’ajoute l’artiste (une couronne royale, un phylactère, …), on découvre que ces formes figurent bien les principaux personnages et les objets du conte. Alors, à notre étonnement et pour notre plaisir, nous accrochons à ces formes géométriques des attitudes et des sentiments : ces formes vivent.
«Rencontre entre l’explorateur terrestre et cinq habitants de Gnou !» dans Les gnomes de gnou (p. 87) d’U. Eco & E. Carmi (2008). Les trois cosmonautes et autres contes, Paris : Grasset-Jeunesse. ©
Les gnomes de gnou, p. 107, «L’explorateur galactique rend compte de sa mission à l’Empereur !» dans Les gnomes de gnou (p. 87) d’U. Eco & E. Carmi (2008). Les trois cosmonautes et autres contes, Paris : Grasset-Jeunesse. ©
[1] U. Eco, Lector in fabula, Grasset, 1985, p. 29.
[2] L’album a été publié avant la dissolution de l’URSS.
[3] Bien qu’actuellement en reconstruction, son site donne accès à ses œuvres marquantes : http://www.eugeniocarmi.eu/home.intro
[4] E. Carmi, «Appréhensions», in [coll.], Eugenio Carmi, La divine proportion, Orenda Art & Cortina Arte Edizioni, 2012, p. 11. En ligne : http://www.altritaliani.net/spip.php?article1271
Par Noël Cordonier, Professeur HEP honoraire, noel.cordonier@hepl.ch
Chronique publiée le 17.10.2016