Littérature jeunesse et bibliothèques universitaires : possible ou impossible ?

Voie Livres vous le dit tout net : possible ! Pourtant, jusqu’au sein de la Haute Ecole Pédagogique du canton de Vaud, formateurs et formatrices en didactique du français, nous ne nous posions à peine la question. Jusqu’à ce que les bibliothécaires de la Bibliothèque Cantonale Universitaire (BCU, site HEP) osent un jour prendre l’initiative de se présenter à nous. Un monde s’est ouvert vers une meilleure connaissance de leur métier et dont les premier·ères bénéficiaires en sont les étudiant·es, futur·es enseignant·es. Nous vous racontons pourquoi et comment à partir d’un entretien avec Delphine Rod et Laurence Baudraz (BCU Lausanne). 

Entretien avec Delphine Rod et Laurence Baudraz (BCU Lausanne)

Claire Detcheverry : Nous travaillons toutes trois dans les murs de la HEP Vaud et partageons un intérêt commun pour la littérature mais nous nous connaissons très peu, même trop peu. Alors dites-moi : qui êtes-vous ? Qu’est-ce que la BCU et qu’y faites-vous chacune ?

Laurence Baudraz : Je suis bibliothécaire documentaliste scientifique à la BCUL, sur le site de la HEP Vaud, depuis 2007. La bibliothèque était alors la bibliothèque de la HEP. Elle est devenue un site de la BCU Lausanne en 2014. Je suis co-responsable, de la collection Pédagogie, qui est donc le coeur de notre collection ici. Je m'occupe de la sélection des documents, y compris de littérature jeunesse. Je m'occupe également des formations à nos différents outils et bases de données.

Delphine Rod : Je suis bibliothécaire documentaliste depuis 2007 aussi. Je m’occupe plutôt du traitement des documents, une fois qu'ils ont été acquis, leur mise en circulation, et surtout, leur promotion. Je m'occupe donc des sélections thématiques et des expositions[1]

Claire Detcheverry : Pourquoi et comment la littérature jeunesse est-elle entrée à la BCU ?

Laurence Baudraz et Delphine Rod : Dès 2007, il y avait déjà une collection de littérature jeunesse dans notre fonds. À l'origine, il s’agissait surtout de demandes qui émanaient de formateurs HEP pour leurs cours. Progressivement les demandes sont venues des étudiants et des enseignants, véritables usagers finalement.

Claire Detcheverry : Quell·e·s sont vos plus grands emprunteurs, vos plus grandes emprunteuses ? Pour quels types de demandes ?

Laurence Baudraz et Delphine Rod : Les étudiants, pour leurs stages. Quand ils doivent raconter une histoire en classe ou pour entrer en contact avec les enfants par l'album. Les kamishibais ont aussi beaucoup de succès. Des demandes plus précises et spécifiques nous sont faites parfois en fonction des cours de didactique du français. Les contes étiologiques, par exemple. Mais le critère le plus fréquent, c’est de trouver une histoire qui peut plaire aux enfants ou qui correspond à un thème, souvent saisonnier. On doit donc avoir un fonds qui répond à ces demandes assez courantes, comme une sorte de produit d'appel. En y répondant, on capte un public. Alors, on met à disposition des collections qui sont peut-être moins pointues. Puis en parallèle, on essaie de développer des choix plus aboutis. Aujourd'hui, on a environ mille titres. On essaie de faire grandir la collection de manière assez qualitative.

Claire Detcheverry : Cela exige un geste expert de votre part, loin d'être anodin quant à leur propre formation en tant que futur enseignant vis-à-vis de la capacité à choisir des ouvrages de littérature jeunesse.

Delphine Rod : Oui et un détail qui n’est pas tout à fait un détail nous aide aussi beaucoup : c’est le fait d’avoir rangé les albums dans des bacs. Les albums doivent pouvoir être feuilletés, on doit pouvoir voir les couvertures, la taille, le format.

BCUL site HEP, octobre 2024 © CD

Claire Detcheverry : L’emprunt est une part seulement de votre métier. Que faites-vous d’autre autour de la littérature jeunesse ?

Delphine Rod : On réalise des sélections thématiques. On essaie de sélectionner des ouvrages moins courants, d’éviter les marronniers[2] . Ce n’est pas évident pour nous. On regarde aussi l’intérêt pédagogique sans être spécialistes. On réalise aussi quatre expositions sur l’année, une par saison. Elles sont élaborées avec la contribution de formateurs de la HEP. Elles peuvent être liées à un nouveau moyen d'enseignement ou à un dispositif comme l'école hors les murs ou l'école à la forêt, à des journées de formation, ou des projets de formateurs comme la correspondance, par exemple. Laurence s’occupe alors des acquisitions et moi de la scénographie de l'exposition. La prochaine est sur l'humour, la précédente, était sur les émotions et l’actuelle sur les cartes d'orientation et de géographie : « Ne perdons pas le Nord ! ».

BCUL site HEP, octobre 2024 © CD

Claire Detcheverry : Parmi les sélections thématiques, quelles sont celles que vous avez particulièrement aimé élaborer ? 

Laurence Baudraz : celle du conte du pourquoi et du comment, parce que c’était assez nouveau. Cela nous a demandé de creuser, de chercher les références, de trouver dans les catalogues d'éditeurs ce qui pouvait y correspondre et de se mettre au point sur ce qu’est un conte étiologique. J'aime jouer un peu à Sherlock Holmes, à chercher.

365 contes des pourquoi et des comment, Muriel Bloch & William Wilson – Illustration de couverture © Gallimard Jeunesse, 1997

Claire Detcheverry: Pour vous, ce serait quoi un bon livre de littérature jeunesse ?

Laurence Baudrat et Delphine Rod : Cela nécessite de ne pas oublier que le regard de l’adulte n'est pas le même que celui de l’enfant. Le public enfant est très étonnant parfois. En tant qu'adulte ou en tant que pédagogue ou en tant que bibliothécaire, on a envie de se dire « celui-là, c'est vraiment un livre qui est extraordinaire pour les enfants ! » Et parfois, on découvre que ce n’est pas le cas. Donc un bon livre de littérature jeunesse, c'est un livre qui plaît aux enfants.

Claire Detcheverry : Mais alors le fonds de littérature jeunesse, se constitue-t-il en fonction de ces trois besoins : les demandes d’emprunts, les expositions et les sélections thématiques ? Ou avez-vous d’autres critères ?

Laurence Baudraz : Nous visons la constitution d’un fonds de base parce que 1000 titres en littérature jeunesse sur un fonds de 60 000, c'est tout de même une petite goutte d'eau. Nous essayons de le valoriser, tout en répondant à des besoins qui sont exprimés par notre public, notamment en répondant à des demandes particulières telle que l’identité de genre. Nous surveillons aussi les petites maisons d’édition, les prix littéraires et les maisons d’édition ou les revues qui privilégient une dimension pédagogique à partir des albums jeunesse. C’est un besoin des enseignantes à ne pas négliger non plus : les séquences pédagogiques pensées à partir d’ouvrages de littérature jeunesse. Cela constitue une spécificité de notre bibliothèque.

Claire Detcheverry : Il faudra que l’on se revoie pour échanger autour de la fonction instrumentale ou pas de la littérature à l’école ! De belles perspectives de collaboration…
Lorsque j’étais petite, je rêvais de devenir bibliothécaire, surtout à cause du coup de tampon à l’intérieur des livres…mais vous, réelles et expertes bibliothécaires, à part cette représentation absolument naïve, qu’aimez-vous le plus dans votre travail ici ?

Laurence Baudraz : Moi, ce que j'aime avant tout, c'est que j'ai un poste où je touche à beaucoup de choses différentes. Je ne suis pas spécialisée, mais j'ai une variété de tâches au quotidien qui me permettent de ne jamais m'ennuyer. Et ce que j'aime particulièrement, c'est le contact avec le public : décrypter les demandes ou mettre la main sur l'article ou le rayon. Et j'aime passer du temps, à être détective, rechercher l'information essentielle qui va permettre de débloquer une situation ou coacher un les lecteurs dans leur recherche.

Delphine Rod : J’aime le contact avec les formateurs, les étudiants, voir aussi l'évolution des demandes, mettre en valeur des documents. J'aime aussi observer le flux des personnes dans une bibliothèque, par quel biais elles vont trouver une information. C’est fascinant. Ce qui n’est pas facile, c’est de constater que les étudiants découvrent l’existence de la bibliothèque, en s'excusant presque d’emprunter deux ouvrages. On
voit ceux qui ont eu l'habitude d'aller en bibliothèque publique avec leurs parents ou avec l'école.

Claire Detcheverry : Je ne peux pas finir un entretien littéraire sans vous poser la question de votre grand coup de coeur de littérature jeunesse. Quel est-il ?

Delphine Rod : Le mien est très visuel. Un livre que mes enfants et moi ne faisions pas que lire, nous jouions avec, nous le mangions même : un livre d'Hervé Tullet.

La cuisine aux crayons, Hervé Tullet – Illustration de couverture © Phaidon, 2011

Laurence Baudraz : Moi, j’aime l’écureuil d’Olivier Tallec. Un autre coup de coeur qui remonte historiquement assez loin, c’est Petit-Bleu et Petit-jaune que j’ai découvert à l’école. J’ai un coup de coeur massif pour ce titre-là.

C’est mon arbre, Olivier Tallec – Illustration de couverture © L’école des loisirs, collection Pastel, 2019

Petit-Bleu et Petit-Jaune, Leo Lionni – Illustration de couverture © L’école des loisirs, 1970

Claire Detcheverry : Merci à vous deux et vive la suite !

Chronique élaborée par Claire Detcheverry, chargée d'enseignement à la HEP Vaud (claire.detcheverry@hepl.ch)

[1]: Les expositions mettent à l’honneur quatre fois par an des ouvrages avec une thématique ciblée.

[2]: Marronnier (sens journalistique) : sujet rebattu qui reparait régulièrement (Le Robert)