La bande dessinée. Ou lorsque le texte et l’image s’associent pour (nous) interroger
Dans une chronique récemment publiée par voielivres, Marie-Hélène Marcoux affirmait que la BD « est devenue un objet littéraire à part entière où l’on peut rire, bien sûr, mais aussi s’émouvoir, être touché, choqué, se reconnaitre par des histoires riches et complexes ». Nous avons souhaité, par cette chronique, donner corps à cette citation en cherchant des exemples de BD qui convoquent une dimension cognitive, mais aussi une dimension affective lors de la lecture ; des ouvrages qui présentent un intérêt pour l’enseignement (la relation texte-image, les inférences, le raisonnement) et qui ne laissent pas indifférent·e·s, qui potentiellement font naitre une émotion, qui nous invitent à réfléchir une fois la dernière page tournée.
La troisième chronique inscrite dans cette perspective présente trois BD destinées à des élèves de la fin du primaire ou du secondaire, trois manières de représenter un même thème : Le serment des Lampions, Cet été-là et Absolument normal réfèrent au passage de l’enfance à l’adolescence, cette transition où l’identité se joue et se rejoue, tant sur le plan individuel que social.
Les deux romans graphique et l’album de bande dessinée choisis mettent en scène des héros ou des héroïnes à l’âge où une forme de limite est recherchée : jusqu’où puis-je aller sans prendre trop de risques ? quels compromis accepter ? dans quels domaines devrais-je faire preuve d’intransigeance pour me reconnaître en tant que sujet ? Ce sont ces questions troublantes que les trois ouvrages explorent, chacun à leur manière, en activant des procédés littéraires propres, en créant des univers tantôt analogues au nôtre, tantôt clairement utopiques ou merveilleux.
Deux amies qui grandissent, mais à des rythmes distincts
Cet été-là, Mariko Tamaki, Jillian Tamaki, est une œuvre qui cible cette période de transition entre l’enfance et l’adolescence, dont les frontières sont poreuses. Comment grandit-on ? Quels en sont les indices ? Le récit pose rapidement un décor planté dans un temps long : le roman graphique débute par une double page montrant un père arrivant dans un cottage, portant sa fille en bas âge endormie dans ses bras. A la page suivante, à la faveur d’un flashforward, d’un saut en avant, on découvre Rose, l’héroïne, qui a alors 13 ans. Le lecteur comprend que les étés sont ritualisés dans la famille et se déroulent à Awago Beach. La première phrase de texte confirme d’ailleurs ce que l’image suggère : « Awago Beach, c’est cet endroit où l’on va chaque été, mes parents et moi, depuis… peut-être… toujours. » Chaque été, Rose retrouve son amie Windy, 11 ans, qui y passe également ses étés. Le récit évoque les habitudes développées par les deux filles au cours des étés précédents : tours à vélo, baignades, jeux sur la plage. Les retrouvailles sonnent comme la reprise des activités laissées en pause depuis 10 mois. Or, cet été-là, dans ce contexte où la répétition du connu a construit un sentiment d’assurance et de certitude, quelque chose change. Ou quelqu’un, plutôt : Rose atteint cette période de transition, où elle balance entre deux mondes de référence : celui de l’enfance, du jeu, d’une certaine innocence, et celui de la pré-adolescence, où l’on observe avec vénération les adolescent·e·s plus âgé·e·s, où les corps changent entre fierté et appréhension.
La BD permet peut-être plus encore que d’autres genres de travailler l’inférence : d’une part, parce que le texte est bien souvent elliptique, d’autre part, parce qu’à ces premiers blancs, répondent des blancs de l’image : ceux de deux amies qui ne pensent et ne réagissent plus à l’unisson.
L’illustration fait preuve d’une inventivité et d’une vitalité intéressantes : en effet, rares sont les pages où les cases sont alignées de manière classique. Les doubles pages s’enchaînent, rompant avec la linéarité : une illustration en plan paysage qui s’étire sur l’entier d’une double-page sans texte, des suites des cases aux formats verticaux et horizontaux à chaque fois distincts, une page dévolue à l’illustration faisant face à une page aux cases plus classiques ou encore une suite de pages dont le seul texte pointe les heures d’une journée qui s’étire comment autant de repères du temps qui passe et illustrant à chaque fois une activité d’un·e des protagonistes… Pourrait-on lire dans ces choix iconographiques une cohérence avec la rupture que vit Rose ?
L’irruption d’une nouveauté radicale, d’un élément perturbateur, dans cet environnement pétri d’habitudes est emblématique de plusieurs autres personnages, qui chacun à leur manière, font face à leurs propres transitions : la mère de Rose est hantée par le souvenir de sa fausse couche survenue l’été précédent et qui sonne le glas de la possibilité d’être mère une deuxième fois, ou les jeunes du coin qui font face à la grossesse inattendue de l’une d’entre elles.
Le roman graphique se termine à la fin de cet été-là, lorsque la famille de Rose rentre chez elle. Quelques indices textuels et iconographiques suggèrent que l’été suivant se déroulera aussi à Awago Beach, mais la toute dernière case évoque que Rose a grandi, inéluctablement, et qu’au sein d’un contexte qui invite à la répétition du même, elle est autre.
L’amitié qui s’éprouve dans un parcours initiatique
Dans le roman graphique de Ryan Andrews, Le serment des lampions, il est également question d’un rituel : chaque année, à l’Equinoxe d’automne, une communauté dépose des centaines de lampions sur la rivière et les laissent voguer le plus loin possible. C’est un cortège de points lumineux qui s’étire dans la nuit. La légende dit que les lampions s’envolent ensuite vers la Voie Lactée et deviennent des étoiles.
Chaque année, un groupe de garçons, pré-adolescents, descendent le long de la rivière à vélo et suivent les lampions, jusqu’au rocher au visage, qui symbolise le point où ils font demi-tour et entament l’ascension du retour. Mais pas cette année. Ce jour-là, la bande de copains décide de poursuivre leur voyage à vélo jusqu’au bout de la rivière, pour voir où les lampions terminent leur course. Le lecteur comprend rapidement l’importance que revêt cet événement. Les garçons scellent un pacte et édictent deux règles : ne pas faire demi-tour ; ne jamais regarder en arrière. Le joyeux groupe de 4, sous la guidance de Ben, est rapidement rejoint par un 5e protagoniste, Nathaniel, l’exclu, le rejeté qui suit le groupe à distance, en rêvant d’en faire partie. Or, le groupe perd peu à peu les 3 amis qui avaient juré de lever le voile sur le destin mystérieux des lampions : qui a faim, qui se détourne sans donner d’explications, qui enfin n’ose franchir le pont du canyon au crapaud. Ainsi, il n’en reste que deux : le leader et celui que le récit qualifie de « nerd ».
A partir de là, la BD s’ouvre au genre merveilleux. Durant le voyage initiatique que les deux protagonistes entreprennent, ils vont tour à tour : risquer de se perdre, prendre des risques immodérés à vélo, rencontrer des personnages (un ours, puis Madame Majestic, une magicienne) dont on ne sait pas très bien s’ils sont des adjuvants ou des opposants. Au terme d’une suite d’aventures rocambolesques, Ben et Nathaniel se retrouveront sur la route de chez eux, auréolés de leur succès et du mystère des lampions dévoilé.
A côté des aventures riches en péripéties et narrées avec suspense, est thématisée la relation entre les deux garçons : pourquoi devient-on l’oppresseur de quelqu’un ? Qu’est-ce que cela fait à l’un comme à l’autre de se sentir enfermé dans un rôle ? Comment échapper à un rôle assigné et expérimenter des relations renouvelées ? Au travers de cette thématique, c’est en arrière-fond la question du groupe, du sentiment d’appartenance qui fédère, mais aussi de son effet de stigmatisation lorsqu’à cet âge-là, on est un peu différent.
Les illustrations offrent une harmonie de tons dans les bleu foncé et les gris-noir (à l’exception du passage chez Madame Majestic, contrastant avec une palette de roses-fuchsia), comme si quelque chose se déroulait dans l’ombre, dans le secret. Dans Le serment des lampions, c’est un parcours initiatique qui est raconté, en convoquant des éléments réalistes et des éléments issus du merveilleux, comme pour brouiller les pistes entre le raisonné et le rêvé, entre ce qui est maitrisé et ce qui ne peut l’être lorsqu’on quitte l’âge de l’enfance pour s’aventurer dans celui de la pré-adolescence. Braver les interdits, faire ses propres expériences, sortir grandi d’une aventure vécue et en garder une part secrète : c’est en quelques mots la perspective adoptée par Ryan Andews dans ce roman graphique.
Du questionnement autour de la “normalité”
On ne change pas de thème, avec Absolument normal, mais on change radicalement d’univers ! Après le récit réaliste de Cet été-là et le merveilleux qui faisait des incursions dans Le serment des lampions, on franchit les frontières de la fiction d’anticipation avec cet album de BD. Une fiction d’anticipation, mais à tendance dystopique : dans le monde représenté par Toussaint, Martusciello et Pizzetti, les personnages sont en général porteurs d’une mutation qui leur donne des pouvoirs extraordinaires : intelligence, force physique, capacités sportives, hybridation humain-animal, la liste est longue. Chacune et chacun cultive son talent particulier. Mais certains individus n’en ont pas. C’est le cas de Cosmo, le héros de 13 ans. Le récit embraye sur ce manquement délétère dans un univers caractérisé par la performance, la compétition et la démonstration de soi. Il offre les points de vue croisés d’adolescent·e·s désespérément normaux, et d’autres, aux physiques et aux cerveaux issus de l’imaginaire de la science-fiction. Le contexte dans lequel se déroule le récit réfère néanmoins à notre réel : la BD représente des scènes qui se déroulent en cours, durant les moments de loisirs, à la récréation, ou encore à la maison.
Le problème, donc, de Cosmo, c’est qu’il est absolument normal, dans un monde où la démesure et l’extraordinaire sont la norme. Le récit dépeint le héros comme un adolescent serviable, altruiste, sympa. Mais ces qualités semblent peu considérées : peut-être parce qu’on ne peut pas les quantifier, au contraire des autres talents dont il est question ?
Le récit prend une tournure assez inquiétante lorsque des publicités émanant du gouvernement suggèrent aux parents d’enfants « normaux » que ces derniers sont en danger dans ce monde-là et qu’un stage à « Nouvel horizon » les aidera à faire éclore le talent qu’il leur manque. La puberté apparaît comme un âge critique : si les adolescent·e·s n’ont pas entamé leur mutation à ce moment-là, les espoirs sont minimes qu’ils y parviennent un jour.
Cosmo séjournera à « Nouvel horizon » et rencontrera des ados comme lui, dont le talent est perçu comme inexistant, sous-développé ou peu valorisé. Une suite d’aventures s’enchaine, interrogeant des thèmes forts. Qu’est-ce que la normalité ? Quelles sont les perspectives d’un monde qui écarte les individus différents, jugés dans ce cas-ci comme inférieurs ? Est-ce que les qualités et talents individuels sont comparables et hiérarchisables ? La performance doit-elle nous guider seule, au détriment de notre sentiment d’humanité ? Evidemment, on répond par la négative aux dernières questions. La force du récit est de nous y confronter de manière brutale, directe, sans concession, avec toutefois la marge de sécurité qu’offre la fiction.
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De ces trois mises en scène de l’adolescence, on retiendra que cet âge est décrit comme une bascule, parfois violente, parfois incertaine, mise en trait par des illustrations et des textes qui jouent avec l’implicite. On a le sentiment que l'univers de l'adolescence monte en puissance : du roman réaliste à la parabole inquiétante, déstabilisante. Il peut également résonner comme une invitation à traiter de ce thème en classe de secondaire I ou II : par exemple, en comparant les modalités de représentation de l’adolescence, par les choix du récit et de l’image, ou encore en vivant un atelier d’écriture, réflexive d’abord, puis pourquoi pas créative où on demanderait aux élèves d’élaborer une planche sur leur vision de cet âge qu’ils et elles expérimentent en tant que sujets.
Chronique publiée le 22 février 2022
Par Sonya Florey, Professeure ordinaire HEP, sonya.florey@hepl.ch