Les mots-clés à molette : un festival du livre jeunesse en Suisse romande – épisode 1

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Jusqu’à présent peu nombreuses et peu déployées, les manifestations romandes consacrées à la littérature jeunesse amorcent le dessin d’une cartographie dont les acteurs, les idées et les envies invitent à enfiler nos chaussures de marche, enfourcher nos vélos ou sauter dans un train. Festivals ou salon, quatre événements, dont deux déjà rompus à l’exercice, se donnent la mission de faire vivre la lecture et la littérature auprès du jeune public.

Tout d’abord, le salon Littera Découverte à Saint-Maurice qui, outre son salon s’appliquant à développer le goût pour la lecture, propose aux enfants et adolescents un concours littéraire visant de concert à développer le goût pour l’écriture. Les textes primés sont publiés par l’association dans une collection originale L’Écriture buissonnière. Puis, organisé par Payot Librairie et l’ISJM[1], le Festival du Livre de Jeunesse d’Yverdon-les-Bains se veut un point de rencontre fort entre quelque 80 auteurs et autrices, le monde scolaire, les bibliothèques et les librairies afin de faire éprouver aux enfants la vivacité et le plaisir de la lecture. Très récemment, le festival des mots-clés à molette,  a eu lieu dans le canton de Fribourg, s’adressant aux jeunes enfants, leur famille et les écoles. Cette chronique s’apprête à vous en parler de près. Enfin le Festival de Littérature Jeunesse de Vevey vivra , pour sa part, en juin 2022, sa première édition. Son projet est né de l’expérience de l’ex-coordinatrice de la célèbre Bataille des Livres, Violaine Vidal, désormais associée à Nathalie Guisolan, pour devenir un lieu – Le théâtre de l’Oriental -et un temps – quatre jours - dédiés aux interactions entre un public d’enfants et d’adolescents et les univers d’une dizaine d’auteurs et autrices romand·e·s.

Tous deux passeurs de culture, le salon et le festival relèvent de deux dénotations différentes. Du salon, l’on retient l’intention commerciale à travers la vente et les dédicaces de livres. De festival, l’on retient l’intention de faire vivre le lien entre les auteurs et le public à travers des rencontres, interactions et animations autour du rapport de chacun, chacune à la lecture et l’écriture.

 

©www.lesmotsclesamolette.ch

 

C’est le défi que vient de relever le festival Les mots-clés à molette lors de sa première édition en octobre 2021, accueillant plus de 2000 visiteurs et 750 élèves. J’avais alors enfilé mes chaussures de marche, enfourché mon vélo puis sauté dans un train. C’est cette découverte que j’aimerais ici tout simplement vous rapporter.

Un festival, c’est d’abord des personnes, un lieu et une histoire

Le festival des Mots-clés à molette existe grâce à un comité organisateur pour le moins original : une association dont le comité compte cinq membres, une trentaine de bénévoles et … un conseil d’enfants ! N’oubliant pas qu’ils constituent les premiers destinataires et « meilleurs ambassadeurs », Stéphanie Baur Kaeser, présidente de l’association les compte dans la préparation et l’accompagnement de chaque étape du festival. « Ils aident à imaginer la mise en place des lieux (installation et décoration). Ils sont les garants de la pertinence du choix des activités, pour atteindre au mieux le public ciblé. Le conseil des enfants est aussi le meilleur ambassadeur pour promouvoir le festival auprès de leurs copains. ». C’est ainsi que, outre incarner la littérature jeunesse auprès du jeune public, le festival espère séduire celui qui se sent encore étranger au monde du livre.

Un festival, c’est aussi un lieu. Et celui-ci n’est pas banal. Au sommet de la commune de Rue dans le canton de Fribourg, il faut oser franchir les portes du château, se promener dans les jardins, s’aventurer dans les caves et grimper jusqu’au haut de la tour. C’est à cette condition que l’on découvre les expositions de plusieurs illustrateurs, illustratrices et élèves de classes ainsi que l’on participe aux ateliers animés par les auteurs et autrices. Le festival des Mots-clés à molette nous mène en tous points hors des sentiers battus, parcourir les coins et recoins du château mis en scène avec poésie a comme un air d’aventure si bienvenu quand il s’agit de parler à notre imaginaire.

 

© Claire Detcheverry, Rue (FR) 10 octobre 2021

 

En quittant les hauteurs de la vie de château - si, si on s’y croirait – on descend jusqu’à la salle des remparts. Là, nous attendent la Librairie du Midi qui propose à la vente une sélection de livres d’auteurs et autrices invités du festival, deux maisons d’éditions et un stand RTS. Ici encore, le décor nous rappelle que pratique sociale et individuelle à la fois (Butlen, 2012 ; Giasson, 2013), l’acte de lire ne se dispense pas de la convivialité.

 

© Claire Detcheverry, Rue (FR) 10 octobre 2021

 

Un festival qui donne à voir et entendre

Tout festival offre la part belle aux maisons d’éditions qui se déplacent. Ne manquez pas à ce sujet, le Salon des Petits Éditeurs de Chêne-Bougeries samedi 13 novembre prochain. À Rue, j’en ai rencontré deux, l’une discrète, l’autre foisonnante, toutes deux militantes. Voici ce que Bélotie Nkashama des éditions BethStory m’a confié au sujet de leur genèse et de leurs valeurs.

 

© Claire Detcheverry, Rue (FR) 10 octobre 2021

 

Je découvre aujourd’hui les éditions Bethstory. Comment sont-elles nées ?

  • Elles sont nées en décembre 2020 suite à la demande de notre fille aînée qui nous a interrogés sur le manque de personnages noirs dans la littérature jeunesse. Comme je suis psychologue de formation, je me suis demandé pourquoi ne pas commencer à écrire des livres pour les enfants.

Comment devient-on autrice ?

  • Je suis née au Congo où il y a beaucoup de contes oraux. Petite, je me rappelle que mes parents me racontaient énormément de contes qui m’ont très jeune donné envie d’écrire, dessiner et inventer des histoires. Je m’inspire de mes souvenirs d’enfance inscrits dans la tradition orale et de mes propres enfants.

Vous êtes en contact avec des librairies pour être diffusés et avez collaboré avec l’ISJM.

  • Oui, une de leurs collaboratrices travaillait autour des protagonistes noirs. Ils m’ont alors proposé d’intervenir dans les écoles. Je fais aussi un projet Mille et une histoires dans plusieurs langues. Je raconte en lingala, ma langue d’origine et monte plusieurs animations et ateliers autour de cette langue à partir de mes ouvrages dont un qui a été traduit en anglais, portugais et lingala et d’ouvrages d’une bibliographie que nous avons constituée avec des héros afro-descendants.

« Faire société », c’est le manifeste inscrit sur l’un des flyers des Éditions du Pourquoi Pas ? Et c’est peu dire lorsque l’on écoute Annick parler de la mission de cette maison d’éditions audacieuse. Il est question de création artistique, de singularité, d’éducation au sensible, de rencontre autour de sujets de société, de vivre ensemble et esprit critique.

 

©www.editionsdupourquoipas.com

 

Quelles sont les origines de votre maison d’éditions ?

  • Un collectif de seize personnes bénévoles dont l’association a conçu un manifeste « Faire société ». À Épinal dans les Vosges, il existe l’École Supérieure d’Art de Lorraine – site d’Épinal avec qui nous avons mené des projets. Le directeur a voulu que les étudiants réfléchissent aux valeurs véhiculées à travers les actions de notre association. On leur donné le manifeste en leur disant de s’en emparer pour créer, délirer un peu, laisser aller leur créativité pour faire comprendre aux gens qui on est. Au milieu de toute une collection de merveilles qu’ils ont faites, il y avait une petite collection de onze livres des seize pages, écrits et illustrés par de jeunes étudiants, estampillés Faire société. De cette collection est née la maison d’éditions. On a décidé d’éditer quatre premiers livres et de nommer notre maison d’éditions comme le bateau du commandant Charcot qui partait découvrir des zones inexplorées. On voulait que les enfants se posent des questions : qu’est-ce que je peux faire, quelle est ma place, qu’est-ce que je peux faire pour faire société ? Après les quatre fictions écrites par des étudiants, on a eu de nouveaux textes écrits et offerts par des amis auteurs désireux de participer à notre démarche. On a neuf ans. On a gardé la collaboration avec l’école d’art d’Épinal.

 

© Claire Detcheverry, Rue (FR) 10 octobre 2021

 

Cette couverture m’intrigue : « La vie encore. »

  • Oui, il s’agit d’une commande auprès de Zoé Thouron et Thomas Scotto au moment des célébrations de la guerre de 14-18. Le service départemental de la culture organisait cinq expositions avec un personnage emblématique dont on retranscrit la vie pendant la guerre, pendant le quotidien loin du front. On veut une histoire, pas un catalogue. Thomas Scotto a d’abord refusé de travailler sur commande puis après avoir réfléchi, il a effectivement écrit, pas vraiment une fiction, il a personnifié la guerre devenue tous types de conflits jusqu’à ceux de la cour de récré, « cette nuit, je crois que je suis la guerre » en incluant tous les personnages que l’on demandait.

Ici je vois des albums pour un public beaucoup plus jeune.

  • Il s’agit de six histoires dont le héros est un livre : un herbier, un livre dans un salon, un autre dans un bibliobus, un livre qui traine sur un banc ramassé et lu par des ados … Les autrices illustratrices ont eu envie de créer de nouveaux albums. On leur en a demandé trois, ce qui leur a d’abord paru impossible puis c’est devenu ça : liberté, égalité, fraternité. Les mots ne sont jamais dits : la liberté de la feuille, la solidarité des fourmis et la fraternité du caillou. Personnages non genrés à qui il arrive des aventures dans un jardin.

 

© Claire Detcheverry, Rue (FR) 10 octobre 2021

 

Ce qui vous importe, ce sont les audaces artistiques et éthiques, en somme ?

  • Oui, et surtout c’est le cadeau que nous font les auteurs. Ils ne connaissent pas les illustrateurs, ce sont de jeunes étudiants qui ont à peine un book et qui n’ont jamais interprété, illustré un récit.

Et ce livre ? Qu’est-ce qu’il est beau …

  • Ah, ça, c’est un livre d’art. C’est un partenariat avec le designer Cyril Dominger qui travaille à partir de pièces de verre. Ses photos sont oniriques, le livre joue de l’ombre et la lumière. Le texte, ton sur ton, est écrit par Julia Billet.

 

Un festival qui donne à vivre

Au fil des caves et de la tour du château, c’est d’art et de création qu’il s’agit justement, à vivre par la rencontre des artistes et leur démarche. Tous les ateliers sont investis d’enfants que les parents confient, se faisant tout petits et envieux du partage vécu en dehors d’eux.  On croise Csil et son atelier de gravure, Thomas Scotto, auteur ô combien prolifique, occupe le dernier étage. Denis Kormann est à l’origine du mouvement écologique des colibris avec Pierre Rabi, selon lequel « chaque battement compte pour changer le monde ». Lui s’agenouille à hauteur d’enfants sans jamais se laisser interrompre par le monde des grands. Prenons-en de la graine.

 

© Claire Detcheverry, Rue (FR) 10 octobre 2021

 

Christine Pompéi, dont on ne démontre plus sa conviction des effets de la rencontre avec ses lecteurs et lectrices, présente son processus d’écriture au rythme d’une enquête sur grand écran, au sein de laquelle les jeunes participant·e·s deviennent eux-mêmes détectives. Quand il faut prendre congé d’elle, au-delà de la dédicace, chacun et chacune a envie de parler de son goût pour l’écriture. Auprès d’elle, une fillette révèle avec détermination son projet professionnel : devenir correctrice !

 

© Claire Detcheverry, Rue (FR) 10 octobre 2021

 

Un peu plus haut dans la tour, Adrienne Barman expose ses œuvres et en fait créer au public selon sa technique. Cela n’aura pas échappé aux regards avertis : elle est d’ailleurs à l’origine de l’affiche du festival.

 

© Claire Detcheverry, Rue (FR) 10 octobre 2021

 

La RTS, partenaire phare, propose un stand, plus que convivial, lui aussi. On s’y installe avec un texte à lire à haute voix et dont les mots remplacés par des images sont à activer par un engin d’un autre temps mimant le bruit du mot mystère dès qu’on l’actionne.

 

© Claire Detcheverry, Rue (FR) 10 octobre 2021

 

« Faire vivre », dit la foi de ces conceptrices et concepteurs de festivals, maisons d’édition, partenaires, auteurs et autrices ?

Rendez-vous au Festival de Littérature Jeunesse de Vevey en juin pour une nouvelle première, donc !

[1] Institut suisse Jeunesse & Médias

 

Chronique publiée le 9 novembre 2021

Par Claire Detcheverry, chargée d’enseignement HEP Vaud (claire.detcheverry@hepl.ch)