Les coups de cœur du printemps de Sylvie Neeman
À ne pas manquer ! Les coups de cœur du printemps de Sylvie Neeman, autrice et chroniqueuse au journal Le Temps
Au mois de novembre dernier nous relayions une chronique de Sylvie Neeman, curieuse, amusée et surtout foisonnante autour de la figure du loup dans deux récents albums de littérature jeunesse. Aviez-vous alors réalisé combien lire l’enchantement de la critique littéraire, c’est aussi lire l’autrice ? Voici trois nouvelles chroniques de son cru pour vous délecter à la fois de ses mots, à la fois des trésors qu’elle déniche et partage.
Oui, Sylvie Neeman récolte et parle de trésors que l’on voudrait ouvrir sur-le-champ, sans carte ni chasse. Sur le large territoire helvète et français des éditeurs de littérature jeunesse, l’autrice et chroniqueuse décide sans le savoir du contenu de notre valise « si l’on partait pour un temps indéterminé sur une île déserte ». Madame Chouette m’a raconté. Les plus étonnantes histoires de la nature. (Éditions Helvetiq, février 2021) réinvente avec « fantaisie et incongruité » les contes étiologiques à la Rudyard Kipling. En 200 pages seulement, Qui a peur de la peur ? (Éditions Helvetiq, mai 2021) relève le défi d’expliquer avec vivacité et singularité les effets, les origines, les caractéristiques d’une émotion ô combien universelle. Pour grands ados, Le printemps des oiseaux rares (Éditions Gallimard Jeunesse, janvier 2021) offre un récit qu’adultes nous aimerions fouiller aussi tant il en dit beaucoup sur la difficulté de se sentir différent, sur la vulnérabilité de l’amour et du lien aux autres lorsqu’ils se construisent finalement. Vous vous en doutiez, on parle ici de « zèbres », en qualité de personnalité libre et atypique. La robe de Fatou (Éditions Kaléidoscope, janvier 2021) est un ouvrage qui met d’ailleurs en scène les déconvenues d’une petite zébrelle « trop différente » et les explications censées et réfléchies auprès de ses parents. Enfin Kiosque (Éditions Pastel / École des loisirs, mars 2021) est un court-métrage « maintes fois primé à travers le monde » devenu un livre. Outre les effets d’une réalisation animée sans paroles et ceux de l’album et ses interactions entre texte et image sur le récit, on veut connaitre de bien plus près encore la kiosquière qui, entre « enfermement et liberté » va au bout de ses rêves.
Cinq coups de cœur, cinq récents ouvrages jeunesse, un seul talent pour en parler et mille raisons de le lire.
Claire Detcheverry
Chargée d’enseignement – HEP Vaud
Drôles de zèbres...
Un roman pour grands ados et un album pour petits lecteurs racontent, chacun à leur manière, les difficultés qu’éprouvent ceux qui se sentent (ou sont) différents
Le printemps des oiseaux rares parle certes d’oiseaux, mais aussi d’amour, de foi, de relations familiales. Jean-Baptiste, ado surdoué et hypersensible, autrement dit « un zèbre », et Mélodie, jeune fille consumée par une première relation amoureuse – et sexuelle – destructrice, ont 17 ans et prennent la parole à tour de rôle, dans une alternance de chapitres brefs.
L’ornithologie, c’est la passion de Jibé, sa bouffée d’oxygène, lui qui a tant de mal à côtoyer ses semblables : il rédige une étude pour un concours de haut niveau et passe des heures à guetter les volatiles du Mont-Royal. Une mère enceinte pour la cinquième fois, un père qui s’en remet à Dieu à chaque occasion, Jibé doit composer avec cette famille qu’il aime mais juge sévèrement. Fréquenter Mélo, comprendre qu’il y a en elle une détresse cachée, c’est pour lui une expérience nouvelle.
L’auteure canadienne Dominique Demers construit patiemment un roman où deux adolescents s’avancent l’un vers l’autre à pas de fourmis, s’apprivoisent avec maladresse, inexpérience et délicatesse. Et où les adultes, bien présents, ont leur part de douleurs, de drames, de générosité aussi.
Le lecteur fait la connaissance de Fatou, la petite zébrelle, sur une image de couverture merveilleuse. Tant de gaucherie, de timidité, tant d’indécision : il y a quelque chose de bouleversant dans cette posture de « fillette » empruntée.
Tout allait bien pour Fatou jusqu’à ce que Rémi, à la récréation, la traite de cheval en pyjama. Une brèche dans laquelle les autres « enfants » (flamant, singe, lapin) s’engouffrent immédiatement et les moqueries pleuvent. Fatou se morfond : pourquoi sa robe est-elle rayée ?
Les explications de ses parents conjuguent la part d’inné et d’acquis, chaque rayure, dans leur bouche, correspondant à un peu de leur histoire, de leurs origines, sans oublier celles qui font que Fatou est unique.
La robe de Fatou est un album sensible sur la différence et le besoin d’appartenance.
Si les mots de France Quatromme sont remarquables, les illustrations de Mercè López sont exceptionnelles d’expressivité, qu’elles soient littérales ou symboliques. Car les zébrures parcourent les pages, se font nuage, tache, avant de devenir chemin, arbre, lien…
Autrice Dominique Demers
Titre Le printemps des oiseaux rares
Editions Gallimard Jeunesse / Scripto
Age Dès 15 ans
Autrice France Quatromme
Illustratrice Mercè López
Titre La robe de Fatou
Editions Kaléidoscope
Age Dès 5 ans
Tout au bout de ses rêves…
Il est rare qu’un film devienne un livre. C’est le cas, et pour notre plus grand plaisir, avec Kiosque.
A l’origine, il s’agissait d’un court métrage, travail de fin d’études d’une jeune artiste lettone à l’Université des Sciences appliquées et des Arts de Lucerne. Université qui, avec Virage Film et la RTS, a produit en 2013 ce film d’animation muet de sept minutes, maintes fois primé à travers le monde.
Désormais Kiosque est aussi un album – remarquable – qui vient de paraître en français aux éditions Pastel / L’école des loisirs.
La talentueuse créatrice qui pilote ces différentes expériences et expressions artistiques, qui a (re)dessiné et (ré)orchestré la transformation de son film en livre, le passage de la bande-son aux mots, s’appelle Anete Melece, elle vit à Zurich et découvrir son univers est un enchantement !
L’épaisse couverture de l’album matérialise et symbolise tout à la fois la situation : une fenêtre carrée y est découpée, à travers laquelle le lecteur voit la kiosquière. Ouvrir le livre, c’est découvrir l’univers coloré de cette femme: un fauteuil, une caisse enregistreuse, des journaux et, partout autour d’elle, des sucreries et des snacks de toutes sortes.
Très ronde, massive même, un biscuit à la main, elle regarde un magazine de voyages. Car elle mange et elle rêve, Olga. Et elle rêve et elle mange. A tel point qu’elle ne passe plus la porte de son édicule. Et elle a ses clients fidèles. Une sorte de bonheur, mais contraint. Et plein d’envies d’évasion.
Un beau jour, c’est le drame : le kiosque se renverse. Lorsque Olga parvient à se relever, elle constate qu’elle peut sortir ses bras, ses jambes, relever le kiosque comme on relève une jupe et marcher !
Dériver, même, lorsqu’à la catastrophe suivante elle bascule dans une rivière, se laisse flotter et par bonheur échoue… là où les couchers de soleil sont plus beaux encore que dans ses magazines préférés.
Un album qui parle d’enfermement et de liberté, qui raconte qu’on peut, malgré les ou grâce aux difficultés de la vie, aller au bout de ses rêves. Un album qui dit que la passivité ressemble à une prison douillette, la routine à un baume redoutable. Et aussi que manger peut être une protection, une façon de combler les manques. Et enfin qu’il faut saisir les accidents de parcours comme autant de chances.
Le lecteur a tout le loisir de savourer les délicieuses images d’Anete Melece avec gourmandise : le temps du livre n’est pas celui du film, il appartient à celui qui tourne les pages…
Autrice - illustratrice Anete Melece
Titre Kiosque
Editions Pastel / L’école des loisirs
Age Dès 5 ans
Pour de vrai ou pour de faux ?
Les éditions Helvetiq publient un album écrit dans la veine des fameuses Histoires comme ça, et un documentaire déjanté riche d’informations bien plus scientifiques
Si l’on sait depuis Kipling que les éléphants doivent leur longue trompe à la rencontre d’un de leurs rejetons avec un crocodile, on était encore ignorants des origines de la pluie et des couchers de soleil, on ne soupçonnait pas que le porc-épic était né d’une amitié très fusionnelle entre un agouti et un cactus, et que le long cou de la girafe avait pour cause une partie de cache-cache avec l’autruche.
Voici un album plein de gaieté, qui clame avec force et toupet que Madame Chouette possède des informations bien plus fiables qu’internet !
Autrice et illustratrice sont brésiliennes : tandis que la fantaisie et l’incongruité guident la plume de Lulu Lima, les images de Jana Glatt explosent de peps et leurs couleurs primaires apportent naïveté et expressivité.
Madame Chouette m’a raconté s’achève sur une invitation : aux lecteurs, à présent, d’imaginer leurs propres contes étiologiques : « Comment l’huître a-t-elle eu l’idée de fabriquer une perle ? », « Comment le soleil a-t-il été allumé ? ». Nul doute que vos enfants ont un avis sur la question…
S’il est une chose que l’humanité partage généreusement, c’est bien la peur, cette émotion dont la littérature jeunesse s’est tant de fois emparée ! Qui a peur de la peur ? nous vient de la République tchèque et il détonne et étonne à bien des points de vue : lourd de ses près de 200 pages, en généreux format, ce documentaire mise beaucoup d’une part sur un graphisme décoiffant, une typographie recherchée, et d’autre part sur un ton effronté qui tranche avec le discours didactique habituel.
La peur y apparaît personnifiée : une petite (ou grande) boule noire plutôt sympathique interpelle le lecteur, commente les informations.
Que se passe-t-il dans mon corps lorsque j’ai peur ? Quelles sont les peurs des petits et celles des grands ? L’anxiété, la terreur, la panique, la phobie, qu’est-ce qui caractérise ces « cousines » de la peur ? On comprend au fil des pages le plaisir d’avoir un peu peur, mais aussi qu’il est nécessaire de se confier si l’on se sent menacé. Ce n’est là qu’un petit échantillon de l’immense richesse de cet ouvrage qui ne ressemble à aucun autre, que ce soit par son ambition ou sa tonalité.
Autrice Lulu Lima
Illustration Jana Glatt
Titre Madame la chouette m’a raconté. Les plus étonnantes histoires de la nature
Editions Helvetiq
Age Dès 5 ans
Autrice Milada Rezková
Illustration Jakub Kaše et Lukáš Urbánek
Titre Qui a peur de la peur ?
©Editions Helvetiq
Age Dès 9 ans
Par Sylvie Neeman