Le cercle des hiboux, quand l’édition jeunesse s’offre à l’école : Récit d’un abonnement aux éditions La Joie de lire
« Puisque vous ne pouvez aller vers la culture, c’est la culture qui viendra à vous ».
On le lit et l’entend désormais diversement mais si souvent. Tel un slogan publicitaire, nombre de médias, lieux culturels, institutions artistiques tentent vaille que vaille de répondre à l’absolue nécessité de la culture. Concerts en live et en ligne, visites virtuelles de musées, expériences théâtrales interactives, sélection partagée d’ouvrages littéraires se décuplent, espérant nous épargner le desséchement qu’engendre l’inaccessibilité des lieux culturels. Si le seuil des portes des librairies et bibliothèques nous est dorénavant autorisé, ce ne fut pas toujours le cas au cours de ces derniers mois. Une initiative des éditions genevoises La Joie de lire, qui aurait pu paraitre ordinaire en des temps eux aussi ordinaires, ne s’est pas faite attendre pour pallier ce manque. Sur le site de la maison d’édition, familles ou professionnel·le·s de l’éducation ont la possibilité de s’inscrire au Cercle des hiboux. Une fois membre de cette communauté d’oiseaux lecteurs de nuit, l’on reçoit chaque mois un album jeunesse, sa lecture sonore, une surprise et une question en lien avec le livre pour prolonger la réflexion. La démarche d’abonnement initiée lors du confinement du printemps dernier par Francine Bouchet, directrice des éditions, a connu le succès escompté.
L’histoire ne s’arrête pas là puisque Francine Bouchet, désireuse de partages avec les écoles, a offert durant trois mois ledit abonnement à quatre classes de jeunes hiboux. Comment les enseignantes les ont-elles partagés avec leurs élèves ? On sait combien le plaisir procuré par un livre et l’intérêt qu’il éveille en nous, adultes, sont conditionnels à ceux que l’on transmettra. Alors que faire d’ouvrages littéraires que l’on n’a pas choisis et par là-même, peut-être pas appréciés ?
La contrainte, bien que généreuse, peut-elle être en classe source d’émulation et créativité ?
L’abonnement jeunesse à l’école
La constitution d’une bibliothèque de classe n’est pas chose aisée lorsqu’on s’y attèle, même avec cœur. Outre l’organisation d’un espace dédié dans la classe, il revient aux enseignant·e·s de choisir des ouvrages variés et adaptés, dont la légitimité scolaire et l’intérêt résultent de l’évaluation par l’adulte. Sensibilité littéraire, connaissance du monde éditorial n’y suffisent pas, faut-il encore pouvoir y consacrer un budget. Les collaborations avec les bibliothèques de la ville et les bibliothèques des établissements scolaires n’en sont que plus précieuses.
L’abonnement n’est pas une pratique répandue car elle exige aussi un budget pas nécessairement prévu par les établissements. Si La petite Salamandre (magazine documentaire romand sur la nature) se glisse dans nombre de casiers de salles des maitres grâce à un financement institutionnel, rares sont les ouvrages de littérature jeunesse connaissant la même destinée. Pourtant les magazines très ciblés des éditions Bayard Jeunesse ou encore L’école des loisirs proposent depuis deux décennies une belle variété d’abonnements par classe d’âges. Leur ancrage français et leur coût restent un obstacle de taille. Les éditions romandes La Joie de lire et leur Cercle des hiboux tombent donc à point nommé pour les quatre classes volontaires : une classe de 4e , l’autre de 6e à Prilly et deux classes multi-âges (1-4e) à Lausanne. Soucieux de l’attractivité de son abonnement, le dispositif prévoit une « surprise » qui accompagne l’album. Matériel ludique ou incitateur (coloriage, affiche, cartes postales, en un exemplaire), il s’est avéré réservé à un usage individuel donc privé. Les enseignantes ont pu transformer uniquement le calendrier de l’Avent offert avec le premier album (Corinna Bille S. & Binder H., Petits Contes de Noël, 2019), arrivé trop tard, peu avant fin décembre. Il est devenu à Prilly un dispositif de découvertes littéraires intitulé Miettes de livres. Vingt-quatre cartes proposent chacune une illustration et une phrase extraites d’un album, tour à tour déclencheur de discussions, de possibles narratifs ou de situations d’écriture.
Du principe de l’abonnement, les enseignantes regrettent l’absence d’une proposition d’activité permettant une découverte, une rencontre avec l’album. L’abonnement offre l’ouvrage, l’enseignant fait le reste. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ? Regardons le flacon de plus près tout de même.
« On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, pour que la route vous plume, vous rince, vous essore. »
Cette citation en quatrième de couverture de l’album choisi pour l’abonnement est de l’écrivain et voyageur Nicolas Bouvier (Le Poisson-scorpion, 1982). D’autres pensées reprises et égrenées au fil du récit d’Ingrid Tobois nous en disent long sur sa conception de la route et du choix d’une vie nomade.
« Voyager, c’est faire attention au moindre détail, consacrer du temps à chaque personne rencontrée, l’écouter, partager son repas, discuter avec elle ou rester silencieux à ses côtés en regardant un paysage. »
L’homme de lettres et d’ailleurs, auteur suisse plus que fécond de récits de voyage dont il redéfinit le style et le genre littéraire, est le personnage principal de l’ouvrage pour la jeunesse Des fourmis dans les jambes, Petite biographie de Nicolas Bouvier (2015). L’autrice, elle aussi voyageuse, et l’illustratrice Géraldine Alibeu y narrent à la fois un itinéraire et une tranche de vie. Le récit est rythmé en chapitres. Leurs titres jalonnent la lecture tels des points de repères topographiques et chronologiques : Une enfance à lire et rêver, Un voyage, ça se prépare, Go !, Cap à l’Est, La suite du voyage : bye-bye Thierry , Eliane, Le dernier voyage . On y rencontre sa famille, son compagnon de route et peintre, Thierry Vernet, les autres de fortune puis sa compagne, Eliane.
Un récit de vie doit capter l’intérêt du lecteur avec le double but d’informer et distraire (Dolz, Noverrz & Schneuwly, 2002 ; Bourhis, Frossard & Panchout, 2017). L’autrice ne l’a pas oublié et engage les jeunes lecteurs et lectrices dès l’incipit :
« - Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ?
-- Voyager ! répondait du tac au tac Nicolas Bouvier,
et tant pis si les grandes personnes trouvaient que son projet n’était pas sérieux.
-- Voyager, ce n’est pas un métier, lui rétorquait-on. »
Des questions adressées au lecteur telles des suspensions narratives attisent adroitement sa curiosité : « Mais comment en vouloir à un tel ami ? (…) Pourquoi ne pas essayer la photo ? (…) Et s’il était temps de rentrer en Suisse ?». L’autrice ne tarit pas non plus d’expressions faisant écho au langage enfantin : « Dur, dur de rentrer de voyage », « Avoir la bougeotte », «Ça y est ! », « Et puis c’est tout. »
Une biographie retrace un parcours de vie vécu par d’autres protagonistes que soi (Daunay & Denizot, 2007). Outre relater, le texte d’Ingrid Thobois semble également témoigner, ce qui supposerait qu’elle ait assisté à l’expérience de Nicolas Bouvier. L’ autrice témoignerait-elle de son propre rapport au voyage? Les traces de sa position en tant que narratrice sont nombreuses dans le texte. Alors oui, elle témoigne. Elle témoigne de choix de vie orientés vers l’altérité, le dénuement, l’engagement, la réalisation de soi. Des valeurs qui n’ignorent pas les doutes et les difficultés : le Sri Lanka y est une île maléfique, les deux compagnons n’échappent pas au vague à l’âme, même auprès de l’amour de sa vie Nicolas connait des accès de grande mélancolie.
À chaque double-page, les illustrations enrichies de détails reprennent un élément du texte qui, lui, assume le récit. Seule la dernière illustration se dissocie du texte relatant la mort et la maladie en achevant le livre sur le rôle essentiel de ses deux autres métiers, écrivain et iconographe. Les affiches, images, brouillons, livres et carnets de l’illustration le clament : lorsque l’on a fini de voyager, l’on voyage encore.
« Là où habite Charlotte, on se promène parfois une baguette de pain sous le bras. On mange même des escargots à l’ail, Paul les adore. »
Vous l’aurez deviné, Charlotte et Paul sont français. Le Moulin Rouge de l’illustration le confirme, ils habitent Paris. L’album Et toi, où habites-tu ? (2014) de l’autrice et illustratrice Gaia Stella, veut lui aussi nous faire voyager, à travers les grandes villes du monde cette fois-ci. En faisant se succéder des scènes atemporelles, indépendantes les unes des autres, sans aspect chronologique, le texte porté par cet album vise dans un premier temps à informer, transmettre des savoirs. Chaque double-page est consacrée à une différente métropole, son patrimoine culturel et architectural, juxtaposant édifices célèbres, habitudes culinaires et sociales, moyens de transport ou scènes du quotidien qui se veulent caractéristiques de la ville évoquée par l’image et le texte. Un élément naturel du monde animal ou végétal vient systématiquement compléter le décor, apporter une dose d’oxygène aux illustrations déjà généreuses en couleurs. On prend goût à s’y perdre. Les personnages arborent des tenues ou vivent des scènes pour le moins emblématiques : béret, chapka, famille de trois personnes sans casque sur un scooter jusqu’au chocolat et la fondue !
Dans le texte, les personnages sont désignés par des prénoms eux aussi représentatifs de la langue nationale. Ils prennent en charge la description de telle ou telle action de l’illustration, permettant de donner un aspect narratif à un texte descriptif. Les double-pages se succèdent selon une structure syntaxique répétitive pour les textes, une composition stable pour les illustrations. Les premiers sont constitués d’énoncés simples et brefs où chaque phrase graphique correspond à une phrase syntaxique (Nadeau & Fisher, 2006). Les secondes offrent de beaux plans d’ensemble dont la ligne d’horizon sépare le milieu urbain aux couleurs vives de cieux aux couleurs pastel.
Rien d’anodin car le ciel, qui occupe soudainement l’intégralité de la dernière illustration, rompt avec les précédentes, créant un effet de chute d’un récit qui n’existe pas mais comme une invitation au lecteur. Des oiseaux, une montgolfière appellent les jeunes lecteurs et lectrices au voyage. Le titre de l’album repris en interrogation finale, invite, lui, à endosser à leur tour le rôle d’auteurs ou d’autrices : « Et, toi où habites-tu ? »
Ce n’est pourtant pas la seule action dévolue au lecteur. S’apparentant aux livres-jeux, les villes ne sont jamais désignées par leur nom. À nous de lire et observer, effectuer des inférences, mobiliser nos connaissances pour déduire quelle ville est évoquée. En observant bien, on peut alors s’aider des deuxième et troisième de couverture. L’une illustrant tous les habitats typiques présents dans le livre, l’autre identique mais accompagnée du nom des villes comme solution aux questions implicites posées par cet album documentaire.
Chaque double-page nécessite un rôle actif de la part du lecteur. Le texte qui reprend un seul élément de l’illustration impose de le retrouver sous sa forme iconographique, comme l’on cherche Charlie dans les fameuses bandes dessinées homonymes (Gründ, 1998).
Voici donc pour les flacons, qu’en est-il de l’ivresse ?
Du côté des enseignantes
Malgré les stéréotypes véhiculés par Et toi, où habites-tu ? que les enseignantes ont d’emblée tenu à déconstruire, c’est cet ouvrage qui a généré la conception de nombreuses situations d’enseignement, relevant un défi didactique : faire beaucoup d’un album qui en dit peu et qui risque d’être révélateur d’inégalités sociales. Parmi les élèves, combien peuvent faire le lien avec leur vécu pour reconnaitre des métropoles étrangères ? L’aspect ludique de l’album par le principe de la devinette a en tous cas beaucoup plu aux élèves. À quelles autres tâches inspirées par l’album se sont-ils adonnés ?
Les élèves des quatre classes ont produit des textes eux aussi informatifs en répondant à des consignes adaptées à leur âge. « Dessine ta maison et décris-la en une phrase » ou « Dans ma maison idéale … » pour les élèves de cycle 1. En adoptant le principe de l’album pour ceux du cycle 2 : « Choisis une ville que tu connais bien et décris-la sans la nommer. Tu peux écrire ce que les gens mangent, ce que les gens font ou encore décrire certains bâtiments iconiques de cette ville ».
Allez … devinez : Je vis dans une ville où l’amour passe par toutes les fenêtres !
Se saisissant pleinement du genre des textes documentaires, les deux classes multi-âges de 1-4e ont inscrit l’album dans un projet interdisciplinaire autour de l’habitat et des espaces urbains. Les élèves ont ainsi construit une ville, écouté des musiques folkloriques, entrainé l’identification de mots en les associant à des images, illustré les membres de leur famille dans autant de fenêtres d’une façade, exploré puis présenté oralement des habitats étrangers.
Enseigner la compréhension des textes biographiques est prévu par le Plan d’Études Romand en 7e et 8e. Il n’est donc pas étonnant que les enseignantes bénéficiaires de l’abonnement, du cycle 1 en particulier, aient offert la lecture à leurs élèves de l’album Des fourmis dans les jambes sans autres dispositifs d’enseignement. Il a pour cela fallu parler de Nicolas Bouvier, expliquer ce qu’était une biographie, user de quelques périphrases et surtout afficher sincèrement sa perplexité quant à la particularité de l’ouvrage en sollicitant de façon explicite les « trop » jeunes élèves avant la lecture du premier chapitre: « Les enfants, j’ai besoin de votre avis au sujet de ce livre ! ». C’était sans compter sur leur appétence et impatience à recevoir la suite des chapitres. Il suffisait d’accorder une place à l’expression de leur goût personnel … n’est-ce pas ainsi que l’on fait d’abord entrer la littérature à l’école ? La densité du texte et la complexité de son lexique sont indéniablement d’importants freins. Qui dit frein, dit résistance. Qui dit résistance, dit objet à enseigner. Dans un registre souvent soutenu, la variété des adjectifs et des adverbes ainsi que celles d’expressions imagées (prêter l’oreille, avoir la bougeotte, …) méritaient un traitement lexical du récit. Repérer les mots qui montrent la position de l’émetteur (dur, dur), identifier les accélérateurs de rythme du récit (après environ deux ans de route) ou encore situer les événements les uns par rapport aux autres ont permis aux élèves de cycle 2 de mieux comprendre la visée d’un texte biographique. L’album fut aussi dans cette classe le tremplin à des situations d’écriture de haïkus et d’activités de vocabulaire autour des champs lexicaux.
Lorsque l’album est prescrit par un moyen d’enseignement, son analyse préalable permet de définir les objets à enseigner pour faire accéder les élèves à sa compréhension, notamment à celle de sa dimension littéraire. Lorsqu’il est choisi par la générosité d’une maison d’éditions, on le voit, il devient vecteur d’activités extrinsèques à la compréhension du texte lui-même. D’après les quatre enseignantes interviewées, enseigner la littérature sans qu’elle ne soit ni choisie ni prescrite, c’est faire vivre la fertilité d’un projet massé plutôt que dilué sur le temps de l’année scolaire, c’est ne pas s’en remettre à ses propres goûts pour la littérature jeunesse, c’est faire confiance à une maison d’éditions dont la spécificité romande est objet de fierté. À renouveler ! disent-elles.
Pour en savoir plus sur les abonnements :
https://www.lajoiedelire.ch/collections/abonnement/
Chronique publiée le 12 avril 2021
Par Claire Detcheverry, Chargée d’enseignement en didactique du français, HEP Vaud, claire.detcheverry@hepl.ch