Terminus – ou lorsque l’inférence permet de décrire un monde inégalitaire
Il est des albums qui nous invitent à embarquer pour un voyage, non pas seulement littéraire, mais un vrai voyage fictionnel – de préférence en bus ou en train – un de ceux qui nous emmène vers un ailleurs, conjuguant ainsi deux niveaux de lecture : tout d’abord, au sens littéral, les joies d’un trajet avec les montées et descentes d’une série de passagers, mais également au sens figuré, l’évocation d’un autre monde ou d’une autre réalité.
Dans Terminus, l’album au centre de cette chronique, écrit par Matt de la Peña et illustré par Christian Robinson, une grand-mère prend le bus avec son petit-fils, Tom. Les événements et l’enchainement des actions de cette histoire peuvent être résumés très simplement : les personnages principaux quittent une église en début de récit, attendent le bus sous la pluie, montent dans un véhicule, échangent quelques mots avec d’autres passagers, descendent au terminus de la ligne et se rencontrent avec d’autres personnages dans une grande salle. Là où le récit révèle toute sa puissance, c’est lorsqu’on le lit en effectuant des inférences.
Géographie urbaine
Si l’on s’intéresse tout d’abord aux lieux traversés, on observe que des mondes se côtoient et ne se ressemblent pas. Si l’église de la première page est sise dans un espace urbain aux signes extérieurs d’une relative richesse, la salle où les personnages se rendent à la fin de l’album esquisse un tout autre tissu socio-économique. Fait intéressant, l’illustrateur n’a pas joué avec les couleurs pour évoquer deux réalités : toutes deux sont décorées de couleurs vives. Il faut aller chercher des détails plus subtils et les interpréter pour comprendre qu’on change de quartier. Devant l’église, il y a un solide et bel arbre. Des familles se rencontrent, habillées élégamment : on perçoit un col de chemise, des chapeaux, des bijoux. Il y a des rideaux aux fenêtres des habitations. Dans le quartier du terminus de la ligne 5, on ne rencontre aucun autre enfant, mais un homme en chaise roulante et un autre qui pousse un caddie plein de cartons et de sacs. Les bâtiments de type industriel sont réhaussés de graffitis et de fils barbelés : ce sont des « trottoirs abîmés » et des « portes fracturées » qui les bordent, plutôt que des arbres.
Les dialogues et les personnages, pourvoyeurs d’indices
Dans le bus, aux côtés de Tom et de sa mamie, des personnages, qui semblent atypiques ou moins « ordinaires » que ceux qui peuplaient les abords de l’église, montent et descendent : il y a l’homme tatoué des poignets jusqu’au cou, la femme qui transporte des papillons dans un bocal, l’homme aveugle accompagné de son chien, et encore celui qui joue de la guitare pour gagner un peu d’argent. Tou·te·s uniques.
L’enfant et sa grand-mère conversent durant l’entier du trajet. Les thèmes, mais également les interactions constituent autant d’indices qu’il est intéressant de rendre explicites pour les faire « parler ». Lorsqu’ils attendent le bus, l’enfant demande à sa grand-mère pourquoi, eux, ils n’ont pas de voiture. L’adulte répond en posant une nouvelle question :
- « Mon garçon, à quoi nous servirait une voiture ? On a un bus qui crache des flammes et monsieur Denis a toujours des tours de magie spécialement pour toi. »
Autre exemple, lorsque Tom observe deux adolescents écouter de la musique sur leur smartphone :
- « J’aimerais tant en avoir un comme eux »
- « Pour quoi faire ? Le monsieur en face de toi a une vraie guitare. Pourquoi ne lui demandes-tu pas de jouer une chanson pour nous ? »
Ainsi, on remarque que la grand-mère prend bien acte des questions de l’enfant, mais elle y répond en opérant un subtil détour. L’adulte n’explicite jamais le manque de moyens financiers qui les conduit à prendre le bus plutôt qu’une voiture individuelle ou à préférer la guitare en live plutôt qu’un appareil technologique personnel : leur réalité économique doit être déduite à partir des indices que le texte contient. Dans le discours de la grand-mère, on ne lit aucun regret, ni jalousie envers les plus riches – plutôt une forme de philosophie de vie qu’elle aurait développée qui l’amène à questionner les notions d’envie et de besoin.
Mais les répliques de la grand-mère révèlent autre chose encore : le fait qu’elle ne dévoile pas directement à l’enfant leur réalité économique permet d’évoquer une nouvelle manière de considérer le monde, qui ouvre vers d’autres perspectives non marchandes. Lorsque l’homme à la guitare se met à jouer, Tom apprend à fermer les yeux pour sentir la musique : - « Il vit les couleurs flamboyantes du soleil couchant tourbillonner au-dessus de la mer déchaînée, il vit une famille de faucons déchirer le ciel, et les papillons de la vieille dame danser en liberté sous le clair de lune. Le cœur de Tom se serra, il était perdu dans la musique, et la musique l’emplissait d’un sentiment de magie ».
Ainsi, ce que la grand-mère transmet à son petit-fils, c’est une manière de considérer le monde, de voir les belles choses en faisant abstraction d’un contexte parfois peu poétique, de contribuer à construire du beau car on peut être acteur de son existence, au-delà de la condition qui semble nous avoir été assignée.
C’est où, « là-bas » ?
Une des interactions entre Tom et sa grand-mère ne retient peut-être pas tout de suite l’attention du lecteur ou de la lectrice, et pourtant, elle est centrale dans la compréhension de l’inférence principale de l’album : dans l’une des premières pages de l’ouvrage, Tom demande à sa grand-mère pourquoi son ami Arthur (celui qui se déplace en voiture) n’a pas besoin d’aller là-bas. On imagine tout d’abord que là-bas désigne le terminus de la ligne de bus. En fait, le lieu demeure énigmatique jusque vers la fin de l’ouvrage, lorsque le texte le nomme enfin : « la soupe populaire », doublée d’une illustration où l’on découvre les deux personnages qui prennent part à un repas avec les marginaux et les défavorisés, dans une grande salle. La force de l’album consiste à nommer le lieu, furtivement, et à le représenter par une image, plus insistante. Ce que cela confirme, avec les indices collectés au fil des pages (ne pas posséder de voiture, ne pas posséder de smartphone, se rendre dans une zone défavorisée…), que nos personnages vivent dans une forme de précarité.
Mais ce n’est pas là la seule leçon qu’on y perçoit : le regard décomplexé de la grand-mère, alimenté par les questions de Tom, permet au lecteur ou à la lectrice d’appréhender ce « là-bas » tout en le dédramatisant. La soupe populaire, c’est un rendez-vous hebdomadaire, où l’on entretient un lien avec d’autres humains, où l’on se soucie les un·e·s de autres : sublimer le sentiment d’injustice ou de honte, pour en faire une émotion collective de Beauté, rassemblant une humanité qui vit et avance ensemble.
Apprendre à effectuer des inférences, un élément essentiel dans l’apprentissage de la compréhension en lecture
Demandons-nous à présent quels objets didactiques travailler à partir de l’album de Matt de la Peña et de Christian Robinson. Comme le montrent des recherches en didactique du français, effectuer des inférences constitue un élément-clé dans la compréhension en lecture : souvent évalué sous forme de questionnaire, il est plus rarement enseigné. Or, réaliser des inférences permet d’accéder à deux dimensions “littéraires” du texte : les valeurs qu’il met en scène, d’une part, et le choix de l’implicite posé par l’auteur. Ce récit, avec cette mise en mots et en images, nous semble particulièrement adapté pour travailler un élément prescrit par le PER : « expliciter l’implicite ». Sylvie Cèbe et Roland Goigoux, qui font de la recherche en sciences de l’éducation, ont travaillé étroitement avec une équipe composée notamment d’enseignant·e·s et ont publié une méthode d’enseignement de la compréhension en lecture[1]. Ils insistent sur l’enseignement d’une stratégie intitulée « suppléer aux blancs du texte ». Cette approche requiert que l’élève aille au-delà de ce que le texte dit explicitement et produise un certain nombre d’inférences qui auront pour effet de lui enseigner des savoirs autour de la lecture et des stratégies à mettre en œuvre lorsqu’on est confronté à une difficulté de compréhension : saisir que le lecteur ou la lectrice doit collaborer avec le texte pour construire le sens et distinguer ce que le texte dit et ce qu’il ne dit pas mais demande au lecteur ou à la lectrice de déduire ; ce qui implique également de distinguer ce qu’on a le devoir de faire dire au texte, ce qu’on a le droit de lui faire dire – ou non.
Dans le cas de l’album Terminus, on pourrait imaginer demander aux élèves :
- de comparer le décor de la première double page (celle de l’église) et celui de la double page du terminus du bus (celle du quartier de la soupe populaire) et de dire ce que ces différences évoquent ;
- de décrire la situation socio-économique de la grand-mère et de Tom à l’aide des indices du texte et des images ;
- de décrire les sentiments que Tom peut ressentir lorsqu’il remarque que son existence est différente de celle de son ami Arthur ;
- de formuler des hypothèses sur le lieu où se rendent Tom et sa grand-mère – avant que la soupe populaire ne soit nommée dans l’album ;
- d’identifier les indices qui permettent de qualifier le rapport au monde de la grand-mère et de le reformuler avec ses propres mots ;
- et bien d’autres encore.
Envoyez-moi vos propositions afin qu’on allonge la liste !
Chronique publiée le 14 septembre 2020
Par Sonya Florey, Professeure ordinaire en didactique de la littérature, HEP Vaud, sonya.florey@hepl.ch
[1] Cèbe, S. & Goigoux, R. (1999). Lector & Lectrix. Paris : Retz.