Artémis-la-Libre
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« Le feuilleton d’Artémis », paru en mai 2019 chez Bayard Jeunesse, est le quatrième volet de « La mythologie en cent épisodes ». Après avoir consacré les « Feuilletons » précédents d’abord à Hermès (2006), puis à Thésée (2011) et à Ulysse (2015), Murielle Szac y narre, toujours en deux à trois pages, cent épisodes liés à Artémis. Tantôt protagoniste, tantôt simple témoin, la déesse emmène ses lecteurs et lectrices dans le monde fascinant de la mythologie, où les frontières entre les mondes s’estompent. Guide divine des jeunes Grecs jusqu’au seuil de l’âge adulte durant l’Antiquité, Artémis peut conserver grâce à la plume de Murielle Szac ce rôle auprès des jeunes d’aujourd’hui.
Un parcours initiatique
Au début du premier épisode, le soleil se lève sur une île déserte et flottante, où la déesse Léto, dont la grossesse est arrivée à terme, souffre mille douleurs, car elle ne parvient pas à accoucher : Héra, l’épouse de Zeus, l’amant de Léto et père de l’enfant à naître, la poursuit de sa haine, a maudit toute terre qui l’accueillerait et retient loin d’elle la déesse des accouchements. La dixième nuit, aidée par d’autres déesses qui finissent par convaincre la déesse des accouchements de venir, Léto met enfin au monde une petite fille qu’elle appelle Artémis. Mais peu après, alors que toutes les déesses sont reparties, elle sent de nouvelles contractions.
Dès le début, la petite Artémis est donc confrontée à un monde tout en contrastes, où elle rencontre la bienveillance de quelques déesses et de l’île qui l’accueille tout comme la tendresse de sa mère, mais aussi la haine d’une déesse puissante, la servilité d’une autre, la lâcheté de son père – en un mot, la réalité de la vie, serait-on tenté de dire.
Les nonante-neuf épisodes suivants déroulent la vie de la jeune déesse, selon une structure toujours identique : chacun est consacré à un événement, une rencontre, un fait marquant qu’indique le titre que suit un encadré livrant un résumé en trois lignes de l’épisode précédent et prend fin à un moment de suspens, les deux mots « À SUIVRE » invitant à ne pas poser le livre.
On apprend ainsi la naissance de son frère Apollon et la rencontre avec leur père Zeus, sa déception lorsque le dieu offre des armes et une terre à Apollon, mais rien à elle, sa décision de se procurer elle-même ce qu’elle veut, les domaines d’action et les privilèges qu’elle obtient de son père – dont la virginité et le règne sur la nature et les animaux – puis la mission que lui confient les déesses du destin, à savoir veiller sur les naissances et l’éducation des adolescents. On la voit ensuite parcourir les bois et les monts, asseoir son autorité, ordonner son monde, édicter des règles et se choisir le centaure Chiron comme professeur. Elle progresse sur son chemin au gré des rencontres et des expériences qu’elle vit, conquiert sa place parmi les dieux et les hommes et épouse son rôle, celui d’accompagner les jeunes gens jusqu’au seuil de leur vie d’adultes en les faisant bénéficier de la grande sagesse transmise par Chiron (p. 282).
Au fil des pages et à la faveur de heurs et de malheurs d’Artémis, on entre dans bien d’autres cycles mythologiques, dont ceux de la guerre de Troie, d’Héraclès, de Narcisse, d’Asclépios, de Perséphone, pour n’en nommer que quelques-uns.
Ces divers mythes et les épisodes auxquels ils donnent lieu constituent autant d’occasions pour Murielle Szac d’aborder des thématiques importantes et parfois graves, auxquelles tout un chacun est ou peut être exposé un jour : l’amour, la haine, l’amitié, l’opportunisme, l’injustice, la fidélité, l’altérité, la responsabilité, la lâcheté, la mort, le deuil, l’absence, un parent démissionnaire, le pardon, la colère incontrôlable et dévastatrice, le viol, l’inceste, le sacrifice de soi-même – et bien d’autres encore. Jamais l’auteure ne se contente d’une peinture manichéiste : elle précise les circonstances tout comme les antécédents, les points de vue et les sentiments des divers personnages, créant ainsi des situations toutes en nuances pertinentes pour questionner la société. C’est bien à cela qu’est due la fascination de Murielle Szac pour la mythologie, à la « capacité de celle-ci à refléter la vie, à poser des questions existentielles, à nous aider à avancer dans ce ‘monde brouillé’. Et avant tout à générer de l’empathie. La mythologie résonne en chacun de nous et ce n’est pas un hasard si elle parle à tous et à tous les âges ! » [2.]
Comme pour les autres volets des « Feuilletons », l’auteure a confié les illustrations à un·e complice, cette fois-ci la graphiste et illustratrice Olivia Sautreuil, qui scande chaque épisode avec des illustrations relevant de divers registres. Ainsi, le numéro de l’épisode se trouve dans un petit encadré surmonté d’une représentation emblématique de la thématique abordée et dialoguant avec le titre qui précède l’encadré contenant le résumé (voir ci-dessous). Une image de plus grandes dimensions épaule le texte, attirant l’attention sur un événement-clé jalonnant le parcours de la jeune déesse ; ainsi, la mort d’un faon, tué par un chasseur impulsif, montre à Artémis l’urgence à édicter un cadre législatif pour ordonner la société.
Parfois, les illustrations, par des « jeux de dessins », résument plusieurs événements narrés dans un épisode : le dessin de la page 51 par exemple montre Chiron raconter à Artémis et Atalante que le tilleul sous lequel ils se trouvent est en réalité sa mère métamorphosée par le chagrin et la honte qu’elle éprouva lorsqu’à la naissance de son fils elle découvrit sa nature monstrueuse. Le bas des pages est orné de deux lignes en vaguelettes ; tous les dix épisodes, la couleur du dessin liminaire, de l’encadré du résumé et des lignes en vaguelettes change, regroupant ainsi les épisodes par étapes, dix en tout.
À l’école d’Artémis
Dans le cadre du Festival Européen Latin Grec, Sylvie Rochat a lu « Le feuilleton d’Ulysse » à sa classe composée d’élèves de 7P et de 8P durant l’année scolaire 2018-2019. Cette expérience a tant plu aux élèves qu’ils ont réclamé de la reconduire cette année. Leur enseignante choisit alors de leur proposer « Le feuilleton d’Artémis », attirée par le quatrième de couverture : « Être femme et être libre : telle est l’exigence de la déesse de la nature, de la chasse, des naissances et de l’éducation des adolescents ». Cette exigence constituant un des grands défis de notre société, ce livre permet de faire réfléchir les élèves sur ce qu’est la féminité, qui « n’[y] est pas représentée par un seul et unique modèle. Elle ne se construit ni dans le conformisme ni dans l’opposition aux hommes, mais dans le courage d’affirmer ses choix même quand ils dérangent ceux qui nous entourent » (Serge Boimare, préface, p. 11). Outre la thématique de l’auto-détermination de la femme, celle du rapport à la nature a interpellé l’enseignante, puisque l’école d’Anières (Genève) participe au projet « École à ciel ouvert », qui consiste à délocaliser la classe dans la nature (quand la météo s’y prête).
Sylvie Rochat découvre les épisodes et les fait simultanément découvrir à ses élèves dans le cadre de moments de lecture offerte ritualisés. Deux fois par semaine, tout comme au début et à la fin des séances d’« École à ciel ouvert », l’enseignante lit un épisode à voix haute et les élèves écoutent. Ils peuvent interrompre la lecture pour poser des questions ; quand cela lui semble nécessaire, l’enseignante explique certains termes qui peuvent générer des difficultés de compréhension, tel « le centaure ». Elle débute la lecture de chaque épisode par celle du résumé de l’épisode précédent. Lorsqu’un élève a été absent, l’un·e de ses camarades raconte l’épisode en question. Après la lecture, un moment peut être consacré à des thématiques particulières et à leur actualisation, si cela semble pertinent ou correspond aux besoins exprimés par un ou plusieurs élèves.
Le foisonnement tant des thématiques qui résonnent avec l’actualité que des mythes intelligemment popularisés, la pléthore des personnages et des événements, la richesse du vocabulaire constituent autant de motifs aux yeux de l’enseignante pour privilégier la lecture orale commune, formatrice et éducatrice ; ce mode de lecture, qui respecte la tradition de transmission antique, lui permet de surcroît de faire le lien avec la lecture de l’année précédente et d’établir pour certains élèves la lecture de cette année dans la continuité avec celle de l’année passée.
La thématique de la découverte et de la construction de la féminité a néanmoins poussé Sylvie Rochat à modifier son dispositif pédagogique en cours de route : pour éviter de découvrir en même temps que ses élèves le contenu parfois très sensuel de certains épisodes qui abordent des thématiques sensibles ne pouvant être lus à la légère, elle préfère prendre de l’avance dans la lecture pour les adapter aux jeunes oreilles. Aussi un âge de 11-12 ans lui semble-t-il approprié.
[1.] https://lesfeuilletonsdelamythologie.fr/le-feuilleton-dartemis/
[2.] Citation tirée de : https://lesfeuilletonsdelamythologie.fr/murielle-szac-nous-devoile-le-premier-episode-du-feuilleton-dartemis/
Par Antje Kolde, HEP Vaud, et Sylvie Rochat, Établissement primaire d’Anières (GE)
Publié le 16 décembre 2019