Lorsque la littérature de jeunesse interroge notre rapport au temps (et éventuellement nous invite à nous y rapporter d’une manière inédite)
Quand vous êtes-vous offert 10 minutes de lecture, récemment, juste pour le plaisir de lire ? Prenez un instant pour réfléchir. Pour certain·e·s, se rappeler d’un épisode de lecture gratuite est difficile tant ce dernier est éloigné. Pour les élèves vaudois de l’école obligatoire, en revanche, c’était (en tous cas) en novembre dernier, à l’occasion d’un événement nommé « Le bruit des pages ». Dans 93 établissements scolaires, plus de 100'000 élèves, enseignants et membres du personnel administratif ont lu le livre de leur choix pendant 10 minutes. L’opération participait d’une campagne de mobilisation cantonale visant à (re)donner le goût de la lecture aux jeunes et tentait de renverser une tendance forte qui verrait les 13-16 ans se détourner du livre. Même si des recherches ont montré qu’on lisait toujours aujourd’hui (certes, des textes différents et avec des modalités différentes, notamment sur support numérique), le délaissement de la lecture chez les jeunes demeure une préoccupation majeure du corps enseignant et des Institutions de formation.
Au-delà des enjeux, individuels et collectifs, relatifs à la lecture, cet événement a permis de soulever des problématiques connexes. Pour la conseillère d’Etat Cesla Amarelle, « l'objectif [était] d'offrir une respiration dans la journée et d'apprendre le plaisir de découvrir un texte »[1]. « Offrir une respiration dans la journée » est une formulation qui peut surprendre, sachant qu’on parle d’élèves de l’école obligatoire, et non pas d’adultes engagés dans une vie professionnelle ou privée intense, et, généralement, choisie. Laissons de côté pour cette chronique les dimensions pédagogiques et didactiques intrinsèques au projet qui mériteraient d’être analysées et répondons à l’invitation lancée par le bruit des pages à nous intéresser à une problématique qui nous concerne tous – et particulièrement les enfants d’âge scolaire : la temporalité.
Un nouveau rapport au temps, chez les adultes et les enfants
Des chercheurs de toutes disciplines ont documenté notre rapport au temps qui a changé. Le philosophe Hartmut Rosa (2012), par exemple, postule que l’époque actuelle traverse une accélération temporelle inédite, qu’on peut schématiser en un modèle tripartite.
1/ Les transports, la communication, la production de biens et de services sont plus rapides et poursuivent leur évolution : c’est l’accélération technique et technologique.
2/ L’accélération du changement social décrit l’augmentation du rythme d’obsolescence des expériences et le raccourcissement des périodes susceptibles d’être définies comme appartenant au présent. Par exemple, s’il a fallu 38 ans entre l’invention du poste de radio et sa diffusion à 50 millions d’appareils, 13 ans pour la même pénétration de la télévision dans les foyers, 4 ans seulement ont été nécessaires pour la diffusion de la connexion Internet.
3/ Enfin, l’accélération du rythme de vie est causée par l’augmentation du nombre d’épisodes d’action ou d’expérience par unité de temps, qui résulte en une intensification du rythme de vie. Objectivement, cela se traduit par une réduction de la durée consacrée aux repas, au sommeil, aux pauses entre les activités ou encore, l’accomplissement de deux ou trois activités simultanément. Subjectivement, les individus témoignent d’une augmentation du sentiment d’urgence et de la pression temporelle.
Or, cette accélération temporelle ne serait pas l’apanage des adultes. Diverses publications destinées au grand public l’affirment[2] : les enfants souffrent aussi d’un rapport « anormal » au temps, poussés, pressés, surstimulés par des parents qui organisent le temps des enfants en termes de rentabilité ou d’investissement raisonné sur l’avenir ou par une École qui mesure les apprentissages en nombre d’activités tangibles, observables et objectivables. Des psychologues diagnostiquent des épuisements chez des enfants de 6 ans, soumis à des rythmes hebdomadaires qui ne laissent aucun temps mort entre école, accueil parascolaire, sport, musique et apprentissage d’une langue étrangère.
Cela rend songeur concernant les demandes implicites de notre société.
Le salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil s’empare de cette thématique
Alors, que faire dans un monde où les enfants n’ont plus le temps de jouer, de lire ou… de ne rien faire ? La question est délicate, car elle interroge notre mode de vie et notre système économique… Sans appeler explicitement à révolutionner notre quotidien, le Salon du livre et de la presse jeunesse qui s’est tenu à Montreuil en novembre 2019, a décidé d’en faire sa thématique[3]. Un éloge à la lenteur : voilà l’appel de Sylvie Vasselo, directrice dudit Salon du livre et de la presse jeunesse. Avec d’autres, elle remarquait ces enfants stressés par le rythme de la société, qui n’ont plus le temps de dessiner, de créer, de rêver. De lire. Et lorsque tout va très (trop) vite, on fait face non seulement à un manque de temps qui empêche de « faire », mais aussi d’« être ». Cette urgence, omniprésente et omnipressante, l’anthropologue et sociologue David Le Breton la lie à une impossibilité de cultiver une mémoire ainsi qu’une perception de la complexité du monde autour de soi, qui prive les individus de leur autonomie et de leur responsabilité.
Alors, le salon de Montreuil a fait de l’événement 2019 l’occasion de se demander comment la littérature de jeunesse peut se constituer en ralentisseur de temps. Un peu à l’image de l’action vaudoise, le bruit des pages, la fréquentation de la littérature de jeunesse est associée à un espace qui offre un temps de respiration. La lenteur et son corollaire, l’accélération, Sylvie Vasselo avait envie de les explorer dans diverses acceptions. Lenteur : lorsque les enfants aiment un livre, ils le lisent et le relisent, découvrant des aspects que les adultes ne voient pas, suivant un personnage secondaire au fil des pages ou un élément du décor. Accélération : dans l’industrie du livre, on note une augmentation incontestable du nombre de publications, notamment au travers du phénomène des séries pour adolescents. « On a voulu savoir comment cette littérature, parce qu’elle offre aux enfants du temps de lecture, participe à cet enjeu de société ». On pourrait ajouter que la littérature de jeunesse offre aussi du temps partagé, entre parents et enfants, alors que la société nous conduit parfois à oublier ces instants où un lecteur adulte et un lecteur enfant lisent le même livre, en n’y trouvant pas les mêmes significations au même moment, mais éprouvant des sensations en parallèle.
Penchons-nous à présent sur deux ouvrages de littérature de jeunesse qui explorent chacun à leur manière la thématique du temps.
Le rapport au temps : du contenu d’un roman au support d’un album
Victor Pouchet (auteur) et Violaine Leroy (illustratrice) ont publié en 2019 Le tsarévitch aux pieds rapides, un roman illustré qui thématise la question du rythme, intrinsèque à nos existences, et les difficultés qui sont liées à ses variations.
Le récit raconte la naissance du héros, Ivan Ivanovitch et le constat étonnant posé sur l’enfant :
« Ivan Ivanovitch grandissait, à toute vitesse. […] On remarqua que, dès qu’il sut courir, il courut plus vite que son âge. Que lorsqu’il sut lire, il lisait un peu plus vite que les autres. Quand on lui apprit à faire des calculs mentaux, il les exécuta plus prestement que tous, y compris son professeur de mathématiques, pourtant diplômé de la plus grande université de Moscou. On chronométra sa vitesse pour manger, pour se laver, pour enfiler son pull, pour faire le tour du château, pour lire un gros roman russe, pour apprendre par cœur des poésies, pour monter aux arbres et pour descendre les escaliers depuis le dernier étage de la Grande Tour. On compila les données, on mesura des moyennes, on compara les résultats qui allaient tous dans la même direction : Ivan Ivanovitch faisait tout plus rapidement que les autres. […] On le surnomma alors « le Tsarévitch-aux-pieds-rapides ».
Avec la question du temps, le roman interroge la notion de décalage, lorsqu’on est plus rapide ou plus lent que les autres, et la difficulté à trouver sa place, son rythme. Un peu comme si la littérature nous invitait à réfléchir sur nos propres rythmes qui sont multiples, et sur la rencontre avec ceux d’autrui, tout aussi multiples. Ou comme si le texte offrait une représentation de ce que signifie « grandir (trop) vite », le message implicite qu’on transmet aux enfants aujourd’hui. Victor Pouchet est bien conscient de l’accélération temporelle de notre époque : « On est de plus en plus impatients et l’industrie audiovisuelle et musicale répond à cette impatience ». En réponse peut-être à cette pression, son roman met en perspective la question de la temporalité avec celle de la profondeur de l’expérience : « L’éloge de la lenteur, c’est faire en sorte que le rythme s’apaise mais que l’intensité ne faiblisse pas ». La vitesse n’est pas la seule pourvoyeuse de sensations et d’expériences fortes et fondatrices. Bien au contraire.
Le second album, de Rébecca Dautremer, est un autre exemple de livre-expérience.
Midi pile raconte l’histoire d’un rendez-vous conjuguant deux points de vue : celui du personnage qui attend et qui angoisse de voir arriver son rendez-vous, se demandant si l’autre sera à l’heure et celui qui se rend au rendez-vous que le lecteur partage en avançant dans la lecture. L’album met en scène la notion de relativité temporelle, puisqu’au fil des pages, les minutes s’écoulent de plus en plus lentement. Le livre est composé de deux cents pages découpées au laser, avec des décors d’une rare finesse qui se succèdent et parfois se superposent : Midi pile est un beau-livre, à manier avec délicatesse.
« La fragilité de mon livre en fait la beauté, c'est un livre qui se déguste avec le temps », dit Rébecca Dautremer, faisant ainsi du temps une composante même du geste requis de son lectorat : impossible de lire Midi pile dans l’urgence. Le temps que l’autrice et illustratrice investit dans la composition, la rédaction et la fabrication de son album deviennent sont valorisés et deviennent une contrepartie attendue du lecteur qui devra également consacrer du temps à la découverte de l’album. Mais ce temps, exigé dans une forme d’injonction, se présente également comme un cadeau, une chance : « j'essaye de faire en sorte que celui qui me lit s'offre une parenthèse dans son temps à lui ».
La temporalité, sujet ou modalité de lecture : les possibilités semblent nombreuses. Et plus encore, lorsqu’on découvre ces directions esquissées par Éléonore Hamaide-Jager et Florence Gaiotti (2016) :
« Le format, la taille, les matières, les couleurs, la répartition des images et des textes au sein de la page ou de la double page envisagée comme unité, et ce faisant, les possibilités de jeu offertes par la pliure ou par la tourne de page constituent autant d’éléments liés à l’espace et à la matérialité du support qui permettent de créer du rythme et de faire advenir du sens, aussi bien dans le processus de création que dans celui de la réception ».
Une pluralité, donc, de pistes à explorer. Et qui sait, d’interrogation en interrogation, d’inconfort personnel en inconfort collectif, d’œuvre littéraire en œuvre littéraire, peut-être construira-t-on une autre manière de se rapporter au temps? C’est ce que l’on souhaite aux élèves d’aujourd’hui.
Bibliographie
Hamaide-Jager, É. & Gaiotti, F. (2016) « Rythmes et temporalités de l’album pour la jeunesse », Strenæ, 10. [En ligne] http://journals.openedition.org/strenae/1509 ; DOI : 10.4000/strenae.1509
Rosa, H. (2012). Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive. Paris : La Découverte.
Chronique publiée le 9 décembre 2019
par Sonya Florey, Professeure en didactique de la littérature, sonya.florey@hepl.ch
[1] « 100'000 livres ouverts en même temps pour redonner goût aux élèves », rts info, 11.11.2019.
https://www.rts.ch/info/regions/vaud/10855693-100-000-livres-ouverts-en-meme-temps-pour-redonner-gout-aux-eleves.html
[2] A titre d’exemple de ce type de publication, citons : Ophélie Ostermann, « Burn-out des enfants, quand les petits s’effondrent », Le Figaro, 05-04-2016. En ligne : http://madame.lefigaro.fr/enfants/burn-out-enfants-craquage-surmenage-ecole-040416-113692?fbclid=IwAR1TZwJXbEmDPhsU5WQlfkPoTKfbb5TLeHvNwpV_8yZ0e_sUmKtr9FcXTXI
[3] Les références qui suivent sont issues d’une émission de radio diffusée sur France Culture : Louise Touret, « Apprendre à prendre le temps », Être et savoir, 24.11.2019. En ligne.