Qu’est-ce qu’un album de qualité ? Paroles de bibliothécaire
Source de l'image : Pexels.com
Ça parait tout simple, un album : une pré-lecture, avant la « vraie littérature »… vraiment ?
Contrairement à une idée récurrente, l’album ne propose pas, en premier lieu, une lecture facilitée à des fins d’apprentissage, avant de passer à des lectures plus conséquentes. Il est au contraire une forme littéraire à part entière, très dense, à l’équilibre délicat et exigeant.
On peut, certes, tenter de poser quelques critères pour essayer de définir, a minima, et en théorie, ce qu’est un album de qualité. Idéalement, l’album devrait constituer un espace d’échange, de réflexion, où se déroule la rencontre entre le texte et un lecteur ; il devrait apporter une surprise, de sorte qu’on l’associe à une expérience plaisante, qu’il vaudra la peine de renouveler [1] . Un bon album :
- prend les enfants au sérieux, et ne confond pas enfantin et mièvre ;
- va au-delà des stéréotypes, refuse les lieux communs, montre des issues inattendues, ouvre des horizons ;
- ose dire, raconte le monde tel qu’il est, n’escamote pas les réalités de l’existence, ne propose pas de « lissage bêtifiant ». L’album peut parler de tout, bien que de façon non « frontale » : il y a des façons de « dire sans dire » qui semblent bien plus efficaces – comme par exemple l’album de Claude Ponti (2011), Mô-Namour, un de mes coups de cœur .[2]
Et surtout, un « bon » album nourrit l’imaginaire, projette dans le rêve tout en aidant l’enfant à « élaborer le réel ». Comme le dit Anna Castagnoli, le « livre illustré, devient alors un immense terrain sur lequel exercer non pas notre imagination, mais notre capacité à élaborer le réel. A l’éprouver. A le penser ».
La langue et le rapport texte/image
L’album exige une double lecture du texte et de l’image qui ensemble, dans leur interaction, contribuent à la narration. Textes et images, idéalement, ne sont pas redondants, mais s’enrichissent mutuellement par leur complémentarité, par la distance qui les sépare. L’album peut d’ailleurs parfois consister simplement en cela, un jeu entre concordance ou distance entre le texte et les images, qui crée des effets de surprise, des effets d’humour : l’album cartonné Mon imagier après la tempête, d’Eric Veille (2014) constitue une intéressante illustration de ce rapport.
Source de l'image : http://www.actes-sud-junior.fr/9782330034702-l-eric-veilla-mon-imagier-apres-la-tempete.htm
Au-delà de l’aspect esthétique (il existe une extraordinaire palette de graphismes propres à satisfaire presque tous les goûts), l’illustration a surtout une valeur pour sa pertinence, son efficacité à transmettre un propos.
L’attention portée à la langue, à la qualité littéraire du texte est aussi, bien entendu, un critère déterminant. Le texte de l’album est en principe un texte relativement court, pour ne pas déborder la capacité d’attention du jeune enfant. Il doit donc être d’autant mieux pensé, afin de transmettre le contenu de la narration, avec un vocabulaire précis, juste – et pas simpliste – ainsi qu’avec un rythme qui corresponde à une « unité de souffle » (Van der Linden, 2006), - puisqu’il est aussi destiné à une lecture à haute voix, et idéalement aussi avec une musicalité, capable, comme la poésie, d’évoquer par ses sonorités des images au-delà du son premier des mots.
Susciter l’émotion et favoriser l’échange
En addition à ces quelques critères, ce qui fera au final un « album de qualité » sera sa capacité à émouvoir, à toucher les lecteurs (les petits et les grands lecteurs, d’ailleurs…).
Le jeune enfant a accès à l’album à travers un adulte-lecteur ; outre des qualités propres à l’album, la qualité de la lecture et l’émotion véhiculée par le médiateur lors de la transmission vont faire toute la différence.
Une lecture pleine d’émotion renseigne d’ailleurs l’enfant sur l’intérêt et le pouvoir de cet « objet de papier imprimé », et de l’attention qu’on est en droit de lui porter puisque l’adulte témoigne en ce sens. Comme incitation à l’apprentissage de la lecture, cela vaut bien mieux qu’un syllabaire, mais ceci est un autre discours.
Dans tous les cas, un album qui donne prétexte à un moment d’échange entre l’adulte et l’enfant, un de ces moments précieux, volés au quotidien, repris au temps social et riches en émotions, est forcément un bon album…
Références
Claude Ponti (2011). Mô-Namour. Ecole des loisirs.
Eric Veille (2014). Mon imagier après la tempête. Actes sud junior.
Anna Castagnoli (2017). Peu importe, si c’est en papier. Hors Cadre, 20, octobre. p. 34-35.
Van der Linden, S. (2006). Lire l’album. L’Atelier du poisson soluble.
[1] Selon l’idée de l’artiste italien Bruno Munari, exprimée à propos des Pré-livres - petits ouvrages qui s’adressent aux tout-petits – qu’on peut lire dans l’article « Bruno Munari, transparent, coupant et tendre comme l'herbe... », par Annie Pissard-Mirabel, page 105, in : La revue des livres pour enfants, n° 185 (février 1999).
[2] Comme l’exprime Michèle Petit dans sa contribution La culture se chaparde, in La littérature dès l’alphabet, ouvrage dirigé par Henriette Zoughebi, page 92 « […] c’est là où il suppose une appropriation, un voyage dans le temps ou dans l’espace, là où il procure une métaphore, où il met une distance, qu’un texte semble plus à même de « travailler » celui ou celle qui le lit, tandis qu’une trop grande proximité peut s’avérer inquiétante, intrusive » […] ».
Par Alessandra Bernasconi, bibliothécaire, alessandrab@bluewin.ch
Chronique publiée le 17 décembre 2018