Légende d’amour au temps des haïkus

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Approche interculturelle des Amants Papillons de Benjamin Lacombe

 

Les Amants Papillons (Seuil, 2015), c’est la transposition littéraire de la légende chinoise de Liang Shanbo et Zhu Yingtai[1], dans un Japon à la fois traditionnel et hors du temps. Bousculant les codes de la littérature jeunesse, l’album de Lacombe est un livre-objet, volontairement conçu en grand format (A3 vertical) pour privilégier le dessin et faire régner un monde onirique où chaque planche, comme une œuvre d’art, se contemple de manière indépendante. Ajoutons à cela l’ambiance mélancolique, incarnée d’abord dans les portraits de l’héroïne puis contaminant l’album entier, Les Amants Papillons renouvelle le topos des « amants maudits » pour un public jeune. Après Tristan & Iseult et Roméo & Juliette, c’est au tour de Naoko et Kamo d’être transcendés par l’Amour avec un grand A !

Les dessins et le texte de Benjamin Lacombe relatent l’histoire de Naoko, une jeune Japonaise de quatorze ans, forcée de quitter son village natal pour la grouillante ville de Kyoto, afin d’y recevoir une éducation traditionnelle. Suite au décès de sa mère, le père de Naoko la destine à un mariage arrangé et à un rôle conventionnel de « femme du monde ». Mais, alors qu’elle doit apprendre à se contenir et à maîtriser « l’art de servir le thé, de jouer du luth ou de faire danser les éventails », Naoko préfère exprimer ses émotions librement et en apprendre davantage sur la littérature, les mathématiques et les haïkus. Déguisée en homme, elle rejoint alors l’université et y rencontre Kamo, jeune étudiant de seize ans, qui partage sa chambre et devient son ami et complice. L’amitié se transforme progressivement en amour, culminant au moment où Naoko révèle à Kamo, par le biais d’un haïku, son identité et ses sentiments véritables. La révélation arrive cependant trop tard : Naoko est promise à un notable de la ville voisine et enfermée par son père, qui lui interdit tout contact avec le monde extérieur. L’histoire d’amour prend un tournant tragique lorsque Kamo, suivi de Naoko, meurent de chagrin, pour se rejoindre dans un ailleurs où, transformés en amants papillons, ils sont enfin libres de s’aimer...

 

Naoko et Kamo : l’histoire d’amour tragique

Les Amants Papillons , Benjamin Lacombe, © Seuil Jeunesse, Editions du Seuil, 2007

L’histoire d’amour entre Naoko et Kamo, racontée à la troisième personne, surgit seulement à partir de la seconde moitié de l’album. Dans la première partie, il est surtout question de Naoko, de son contexte social et familial, du pouvoir de la tradition au Japon où règne la toute-puissance patriarcale. Outre les habits traditionnels (kimonos) revêtis par les différents personnages, suggérant un Japon d’antan et plus traditionnel, le cadre temporel du récit n’est pas mentionné. Ceci a pour effet de situer l’histoire d’amour hors du temps, universalisant par là sa portée. La narration, principalement composée de description, mais également parsemée de dialogues, débute in medias res avec l’annonce du départ de Naoko vers « cette immense et grouillante fourmilière de Kyoto ». S’en suivent plusieurs planches avec un arrière-fond blanc et sobre, où nous est présentée dans le texte comme dans les illustrations, une Naoko mélancolique – une héroïne triste, portant en elle le deuil de sa mère et se sentant incomprise par la société, incarnée, elle, par le père.

« Un peigne est posé sur la coiffeuse. Naoko le glisse dans ses cheveux. Il appartenait à sa mère. Tout ceci est comme un mausolée érigé à sa mémoire.

Naoko n’était pas plus haute que trois litchis lorsqu’elle est partie. Depuis ce jour funeste, où sa maman avait été vêtue du kimono blanc, Naoko ne porte plus que de la couleur, comme pour peindre sa tristesse. »

La narration progresse de façon plutôt directe, avec des structures phrastiques simples d’accès, tandis que les actions s’enchaînent rapidement. Néanmoins, même si le langage est adapté aux enfants âgés de huit ans ou plus, une certaine place est laissée aux figures de style, avec des comparaisons telles que « comme une mausolée », « pas plus haute que trois litchis » ou « comme pour peindre sa tristesse ».

Les Amants Papillons , Benjamin Lacombe, © Seuil Jeunesse, Editions du Seuil, 2007

Plus loin, alors que Naoko, déguisée en homme, fait la connaissance de Kamo et que les deux personnages développent des sentiments l’un pour l’autre, l’écriture devient poétique, comme pour sublimer l’amour avant la fin tragique : « Les cerisiers lui semblent plus fleuris que jamais, la mangue plus sucrée et ses poèmes, jusqu’alors si sombres, portent la couleur du bonheur ». C’est le seul moment de l’album où les amants sont décrits et dessinés heureux et paisibles, ce qui est d’ailleurs symbolisé par les couleurs dominantes de la planche (le bleu et le vert) ainsi que par l’omniprésence de la nature dans le dessin. Comme pour Tristan et Iseult, pour Naoko et Kamo, la nature devient un refuge où, éloignés de la société, leur amour peut enfin exister. Pourtant, malgré l’illustration d’une scène intime donnant une impression de paix, des papillons bleus encerclent les amants, comme pour présager la fin tragique de leur histoire…

Au fil des planches : la mélancolie du dessin

Les planches, pour la plupart disposées en miroir, donnent accès à un univers d’inspiration japonaise. Hormis les planches où Naoko et Kamo sont réunis, tous les autres dessins créent une atmosphère sombre. Les plus fascinantes et contemplatives sont probablement les planches représentant l’héroïne, avec notamment une évolution entre un portrait japonais traditionnel, où Naoko pose en kimono coloré, et l’illustration de la fin, où elle est en habit de deuil (kimono blanc) et dans une posture significativement moins maîtrisée.

 

Les Amants Papillons , Benjamin Lacombe, © Seuil Jeunesse, Editions du Seuil, 2007

Le portrait de gauche, où Naoko projette le regard en direction du lecteur, n’est pas sans rappeler le genre du Bijin-ga (peintures de belles personnes) dans la peinture et l’estampe japonaise, dont le peintre Utamaro (1753-1806) est le plus célèbre artiste. L’une des spécificités de ce genre est la représentation de la femme japonaise dans son intimité. Ici, dans l’espace que l’on devine être sa chambre, Naoko, poudrée de blanc, porte un kimono coloré qui arbore le motif de la fleur de cerisier, ainsi qu’une coiffure tenue par un peigne. Tous ces éléments traditionnellement issus de la culture japonaise renvoient au statut social de Naoko. Ce premier portrait de l’héroïne confirme son appartenance à une classe sociale aisée. Sa posture maîtrisée, l’enfermement de son corps dans le kimono et l’expression de son visage, quant à eux, suggèrent le mal-être et la nostalgie d’une héroïne confrontée aux codes et attentes de son milieu socio-économique : être raisonnable et maîtrisée, savoir se comporter en société, etc.

Par contraste, la dernière illustration de Naoko la montre étendue sur le sol devant la tombe de son amant, effondrée et dans une position d’accablement, vêtue d’un kimono blanc et à la chevelure relâchée en une longue vague de tristesse, noire. A la composition verticale dans le premier portrait se substitue une ligne de force diagonale allant des pieds de Naoko jusqu’à la tombe de Kamo, ce mouvement du dessin incarnant peut-être le dernier élan de l’héroïne pour rejoindre son amant.

 

 Les Amants Papillons , Benjamin Lacombe, © Seuil Jeunesse, Editions du Seuil, 2007

Quel usage en classe de français ?

La beauté des illustrations de Lacombe fait naître l’envie de contempler chaque planche durant des heures, en analysant le moindre détail. Pourtant, même si cet album jeunesse atypique plaît de par sa richesse esthétique, on peut se questionner sur son usage possible en classe. A ce titre, l’interculturalité omniprésente dans les Amants Papillons est une piste didactique pour la lecture de l’album avec les élèves en fin de cycle 2.

Située dans un Japon traditionnel, l’histoire de Naoko et de Kamo permettrait, avec ces élèves, d’aborder certaines dimensions de la culture nipponne. Sans entrer dans les représentations stéréotypiques, l’album serait l’occasion de sensibiliser à l’interculturalité, en faisant découvrir la culture et la langue japonaise aux élèves du deuxième cycle primaire. Plus particulièrement, les dessins leur donnent un aperçu du Japon traditionnel, en les sensibilisant à une culture différente de la leur. Parallèlement, et dans une approche interlinguistique, l’album présente une occasion de travailler sur les mots qui ne peuvent exister que dans la langue japonaise car ils renvoient à des objets ou concepts ancrés dans la culture nipponne uniquement. Lacombe s’approprie cette particularité au sein même de l’album, en y incorporant toute une série de mots en japonais, intraduisibles en français. Ces mots sont intégrés au texte et suivis d’un astérisque qui renvoie au lexique ci-dessous, présent à la fin de l’album. De ce fait, les élèves peuvent expérimenter la sonorité du japonais, avant de découvrir le sens de chacun des mots et ce à quoi ils réfèrent au Japon.

« Petit lexique

Okasan, c’est maman, en japonais.

Le kimono blanc n’est porté qu’en deux occasions : un mariage et un décès.

Un haïku est un petit poème japonais très codifié, transposé en Occident sous la forme d’un tercet de 5, 7 et 5 pieds.

L’isho-tansu est le meuble réservé aux kimonos. »

Dans le même ordre d’idées, l’intégration d’un haïku comme élément central de l’intrigue – faisant comprendre à Kamo que Naoko est une femme déguisée en homme – permet d’aborder avec les élèves ces petits poèmes typiquement japonais.

« Mâle femelle

La grenouille peut-être

L’amoureux saura. »

En s’attardant sur la tradition du haïku au Japon et sur les particularités formelles de ce genre de poésie (versification, images, etc.), l’album peut devenir l’occasion de passer de la compréhension à la production écrite, notamment en proposant aux élèves d’autres exemples de haïkus, avant de les encourager à l’écriture de leur propre version. Par la suite, l’enseignant peut également diriger la leçon vers une dimension plus collective, où les élèves seraient amenés à partager leur propre haïku avec le reste de la classe, afin de les discuter ensemble. Ainsi, après une séquence littéraire aux dimensions interculturelles (lecture, compréhension écrite), Les Amants Papillons peut devenir un appui au travail sur l’écriture de poèmes (production d’un poème en imitant un modèle, élaboration d’images, organisation en vers et en strophes, utilisation de procédés poétiques) et leur oralisation, tels qu’ils sont tous deux suggérés par le PER.

D’autres pistes didactiques sont évidemment envisageables, dont un travail de comparaison autour de liens intertextuels avec Tristan et Iseult de Bédier ou Roméo et Juliette de Shakespeare. Cette approche serait extrêmement intéressante à mener avec des élèves du secondaire II, notamment en s’attardant sur les représentations visuelles de l’amour tragique. Quelle que soit l’approche choisie, cet album jeunesse enchante par sa beauté et son originalité, en même temps que par les potentiels didactiques qu’il permet d’explorer. Petits ou grands, les dessins et l’histoire de Lacombe vous transporteront au pays du soleil couchant, où les amants papillons « s’aiment, enfin, librement… ».

« Au festival des étoiles

Les cœurs ne peuvent se rencontrer

Extase de pluie »

Matsuo Bashõ, 1666Les Amants Papillons , Benjamin Lacombe, © Seuil Jeunesse, Editions du Seuil, 2007

 

[1] La légende fait partie du patrimoine orale et immatériel de la Chine. Cette légende est omniprésente dans la culture chinoise et a été adaptée tant au cinéma que dans des compositions musicales (concerto, opéra, etc.).

 

par Violeta Mitrovic, assistante-doctorante à la HEP Vaud, violeta.mitrovic@hepl.ch

Chronique publiée le 5 mars 2018