En miroir…
Etienne Delessert est un artiste dont la notoriété dépasse les frontières : écrivain et illustrateur, son nom est associé à une littérature de jeunesse exigeante et audacieuse. Annie Rolland est une psychologue clinicienne, maître de conférence en Psychologie Clinique et Pathologique à l'Université d'Angers : elle recourt à la littérature de jeunesse dans le cadre de son activité professionnelle, avec des adolescents en rupture. En 2011, Etienne Delessert et Annie Rolland ont publié « Le livre en analyse », fruit d’une collaboration entre l’artiste et la psychologue. Aujourd’hui, c’est autour d’une œuvre des frères Grimm, Les trois langages, que les deux auteurs réfléchissent, portés par les illustrations d’Ivan Chermayeff. Le conte met en scène un fils, qui résiste avec opiniâtreté à l’éducation que son père tente de lui transmettre. Découragé, le père confie son fils à un maître dans l’espoir que ce dernier réussisse là où il a échoué. Après une année d’étude, le fils revient chez lui et annonce à son père qu’il a appris ce que disent les chiens quand ils aboient. Furieux, le père l’envoie chez un autre maître. Après une deuxième année d’étude, le fils a appris le langage des oiseaux. Le père l’envoie alors chez un troisième maître, avec qui le fils apprendra le langage des grenouilles. Le père entre dans une telle fureur qu’il chasse son fils de sa maison. Or, au cours de son errance et grâce aux trois langages qu’il avait fait siens, le fils s’engage dans un avenir prometteur, sauvant un pays dévasté par des chiens sauvages et devenant le successeur du pape.
Etienne Delessert et Annie Rolland : deux regards qui se croisent dans une chronique en deux volets ; deux visions de la littérature de jeunesse qui s’incarnent dans leurs spécificités propres, mais aussi dans leur unicité. Une chronique qu’on nommerait volontiers « en miroir ».
Sonya Florey
Jakob et Wilhem Grimm ([1812-1815], 1984), Les trois langages. Illustrations d’Ivan Chermayeff. Paris : Grasset.
Rouge sang
Six chiens féroces sur fond de sang, comme les pièces d’un puzzle éclaté. Enfermés dans la vieille tour d’un château, ils aboient furieusement et pour les faire taire, on leur jette des humains en pâture. Langues pendantes, les six chiens de cette image jappent dans un tourbillon de couleur, papiers découpés comme les morceaux d’un jeu presque abstrait.
Ivan Chermayeff (1932-2017) fut l’un des plus grands graphistes de l’histoire du 20e siècle. D’origine juive russe, il vécut principalement aux Etats-Unis. On lui doit en particulier les logos de nombre des plus importantes compagnies de ce continent. Clairs et dépouillés, ces emblèmes prenaient parfois des mois de travail à peaufiner leur évidence et leur fraîcheur.
Pourquoi Chermayeff, qui savait affiner une marque pour la rendre parfaitement lisible, a-t-il brouillé ainsi la lecture de cette image-ci ? Son intention était probablement de jeter les animaux dans une mêlée de corps affamés, prêts à s’entre-dévorer, dans un paroxysme de hurlements et de bousculades. Inutile de sculpter les muscles, les bêtes sont mythiques, elles sont des idées.
Il ne s’agit pas d’imposer ici une image graphique calme à un public pour qu’il la mémorise. Cette démarche avait été utilisée par Chermayaeff & Geismar, fondateurs de l’une des plus importantes agences de design, notamment pour réaliser l’identité graphique de Mobil Oil, la compagnie pétrolière, en 1964-1965.
Logo de l'ancienne compagnie pétrolière Mobil
Chermayeff a intériorisé les éléments bruts qui forment, dans l’esprit du public, la représentation d’une compagnie pétrolière (capitalisme sauvage, extraction d’un produit utile aux dépends de l’équilibre du globe, mensonges répétés lors d’accidents) pour donner un visage, un masque typographique serein à ce nom. Chermayeff fut, au long de sa carrière, un praticien brillant de la cosmétologie industrielle.
Parfois, il apaisait ainsi les remous souterrains, il les illuminait, parfois il mettait en valeur les qualités positives d’institutions consacrées à l’information et au délassement du public.
Logo du Public Broadcasting Service (PBS)
On peut embellir le visage de gredins mais aussi de quelques anges poussiéreux.
Chermayeff a illustré plusieurs albums pour enfants, notamment, quatre volumes qui proposent des informations sur les animaux à fourrure, les oiseaux, les grenouilles et les poissons, quelques années après s’être occupé de chiens, d’oiseaux, et de grenouilles dans Les trois Langages.
Revenons au conte. Dans l’ouvrage édité en 1984, il s’est jeté dans l’interprétation de sentiments, de peurs et de victoires, il s’est avancé à la rencontre de Grimm, il s’est détaché savoureusement des contraintes esthétiques du graphisme appliqué. Pas besoin que l’on reconnaisse immédiatement la race de ses chiens, il faut montrer le tumulte. Il nous faut le déchiffrer.
Pourquoi diviser la page en deux, par ce fond rouge vif, sinon pour donner l’impression d’un carnage? Le rouge et le gris d’un mur, puisqu’il faut habilement montrer les fauves sans découvrir leurs dents – une petite touche de restreinte que Sendak ou Ungerer n’auraient pas acceptée.
Fort habilement il présente six animaux, certains en leur entier, d’autres par leur queue, et nous laisse entendre ainsi que la meute peut être grande. Il nous laisse imaginer la scène. Et comme il s’agit d’un livre “pour enfants” il ne rejoint pas – signe d’une époque ? – l’essence du texte écrit par Grimm, alors que celui-ci va souvent fort loin dans l’horreur. Ici, l’horreur est finalement dominée, et résonne en cela dans nos âmes contemporaines, effrayées par toute excessivité supposée troubler les enfants lecteurs.
Etienne Delessert, artiste
Le langage des chiens de Ivan Chermayeff
Dans le conte de Jacob Grimm intitulé « Les trois langages », illustré par Ivan Chermayeff, les chiens retiennent toute notre attention, plus que les grenouilles et les oiseaux. Pourquoi ?
Dans un premier temps, notons que le héros de l'histoire a appris le langage des chiens et il s'en sert pour calmer leur agressivité. Dans la représentation des chiens de Chermayeff, on est tenté d'y voir des animaux relativement inoffensifs. Ils n'ont pas de crocs, mais la langue pendante comme des chiens ayant couru. Ils ont l'œil grand ouvert comme des chiens aux aguets, les oreilles dressées comme des chiens qui chassent, et on imagine volontiers que leur queue s'agite joyeusement comme des chiens qui jouent.
Pourtant, quelque chose dans l'image reflète l'intranquillité, l'indécision, voire le doute au sujet de leurs intentions, comme s'ils étaient imprévisibles. Ils sont plusieurs, ils sont agités. Il s'agit d'une meute. Un chien isolé est dépendant de l'homme, il est soumis à la loi de son maître, il est donc prévisible. En revanche, une meute a ses propres lois, car les chiens y retrouvent leur lien profond à la nature sauvage. On ne peut jamais se fier à une meute de chiens car ils se souviennent de l'instinct du loup...
Dans un second temps, revenons au sens de l'histoire illustrée par Chermayeff. Un garçon se soustrait aux ordres paternels pour apprendre, en dehors de l'école, les différents langages des animaux. Il s'agit d'une situation de transgression par rapport à l'autorité paternelle et cela correspond à une expérience d'initiation. C'est que font les adolescents, ces êtres inachevés à la recherche d'eux-mêmes, avides de découvrir le monde et, comme le souligne D. W. Winnicott[1], désireux de le découvrir seuls, sans leurs parents, mais avec leurs « congénères », au sein d'une horde, d'une meute...
À cet âge de la vie, les remaniements de la vie psychique sont profonds. La préhistoire de l'enfant que fut l'adolescent resurgit dans un tumulte de sensations nouvelles, sexuelles, pulsionnelles. Une sensorialité exacerbée aiguise les sens. En état d'alerte permanent, l'adolescent est prêt à mordre dans la vie, il n'écoute que son désir, il va vite en mesurant les nouvelles capacités de son corps en mutation. C'est un loup-garou qui hurle à la Lune...
Dans l'image de Chermayeff, la division oblique en rouge et bleu de l'arrière-plan suggère ce soubassement pulsionnel. Le rouge coule comme la lave d'un volcan en éruption. Ce rouge parle à notre inconscient, c'est le sang chaud, le battement affolé du cœur et des artères. C'est la vie qui bouillonne et qui excite les chiens fous, ce qui les rend imprévisibles et donc, inquiétants. L'adolescent de l'histoire comprend le langage de ces chiens car il est comme eux, pour un court moment dans sa vie de pré-adulte. Le conte de Jacob Grimm raconte aux enfants combien grandir est passionnant, que c'est une aventure et qu'il y a donc des risques, des dangers, des menaces, mais c'est le prix à payer pour découvrir le monde et ses merveilles.
J'interprète cette image comme une allégorie du travail d'adolescence à l'œuvre. L'adolescent doit dompter la violence éruptive de ses sensations pour entrer dans l'âge adulte où il renoncera à la satisfaction immédiate et brutale de ses pulsions pour construire les outils de la satisfaction différée et civilisée de ses désirs. La subtilité du graphisme de Chermayeff livre, dans la représentation d'un ballet canin nerveux, l'idée de ce moment crucial de la vie où tout est possible, le pire et le meilleur.
Annie Rolland, psychologue clinicienne et maitre de conférences
[1] Winnicott, Donald Woods ([1962] 1989) L'adolescence, in De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot.
Chronique publiée le 19 février 2018