Des images de voyages
Là s’étend le grand abîme bleu de l’océan,
d’où la montagne est sortie,
où tôt ou tard elle rentrera
Elisée Reclus, Histoire d’une montagne
Hors d’Europe, je dois l’avouer, je ne suis pas une grande voyageuse. C’est ainsi le plus souvent via textes et images que je pars, plus ou moins loin.
Une immense surprise m’attend cependant au détour de novembre 2017 : la possibilité de rejoindre, à l’autre bout du monde, The Ocean Mapping Expedition, beau projet de la Fondation Pacifique[1]. Un voilier nommé Fleur de Passion fait le tour du monde en quatre ans, dans le sillage de Magellan qui prouva, il y a cinq cents ans, que l’on pouvait réunir les deux bords de la carte. Fleur de Passion emmène à son bord différentes personnes et projets, réunis par la navigation et l’engagement. Il s’agit d’abord de proposer à des jeunes à la vie parfois cabossée de devenir des « jeunes en mer », des matelots à la rencontre du monde et de la vie collective à bord. Le bateau sert également de plateforme à des projets de recherche scientifiques, sur des questions environnementales essentielles, comme la pollution marine par les micro-plastiques. Enfin, Le miroir de Magellan, le volet culturel de l’expédition, invite des dessinateurs et dessinatrices à refléter leur expérience du voyage, leur regard sur les lointains.
Je quitte ainsi Genève début novembre 2017 pour retrouver l’équipage et le bateau à Sorong, Papouasie occidentale. Le bateau fera route vers les Moluques, les « îles aux épices » que Magellan voulait atteindre, dans un temps où la noix de muscade et le clou de girofle valaient de l’or.
A moi de dessiner cette route et les épices d’aujourd’hui.
Terra incognita
Passés les deux premiers jours de sidération – décalage horaire, pays inconnu, découvrir le bateau, faire connaissance avec celles et ceux qui composent son équipage – j’entame mes carnets. De façon hésitante, j’éprouve de la timidité à dessiner devant les autres, je cherche l’ombre… au fil des jours le plaisir de l’observation et du dessin s’installe. Le cœur de ce plaisir : représenter les rencontres que je fais – avec l’équipage, avec le voilier, avec les Indonésiens à terre, enfin avec les coraux et animaux sous l’eau, sur les différents formats de mes carnets.
J’aimerais arriver à tout photographier avec mes yeux pour tout poser sur le papier : étals de marché à Sorong, pétales de fleurs délicats, morceaux de racines, une vendeuse Papoue assise sur une petite chaise sur une petite estrade recouverte de légumes. Bazar : étals de soutien-gorge, de chaussures, de seaux, bassines et balais, de pyjamas d’enfants… Une petite fille s’assied à côté de moi dans le taxi collectif et me regarde, abasourdie. Les petits taxis-bus jaunes, les dames avec leur foulard-poncho, les petites filles également voilées, les visages très différents, la jetée, les bateaux, les types en scooter. Des femmes chiquent du bétel, des noix vertes dont je n’ai pas bien vu la forme pour les dessiner ; elles ont la bouche rouge et le regard un peu vague.
Extraits des carnets de voyage à bord de Fleur de Passion, novembre 2017, © Mirjana Farkas
Entrée en mer, entre deux îles, à la sortie de la baie de Sorong. Des îles foisonnantes d’une végétation touffue, impossible à dessiner. Je me heurte à la difficulté de synthétiser les formes, je tente de fixer mon regard sur des fragments de forêt bleue, violette, verte, d’imaginer les oiseaux qui l’habitent. Chercher comment faire simple avec le compliqué – l’eau, lisse comme un miroir, mais mouvante comme une mer qu’elle est ; les nuages, en strates superposées en hauteur et en profondeur, en moutons, en flocons, en dentelle ; des îles volcaniques, coniques, émergent au fil de l’eau et de la ligne d’horizon.
Extraits des carnets de voyage à bord de Fleur de Passion, novembre 2017, © Mirjana Farkas
Notre maison flottante me plaît : ce voilier est magnifique, ses manœuvres m’échappent, c’est une maison-véhicule-animal très particulière, habitée d’une tribu qui travaille à son service et qui poursuit ses habitudes –jeux de cartes, repas, lecture – qui s’agite et dort au fil des heures.
Un matin, nous sommes trois à aller nous promener sur une petite île. Au débarcadère du village, des femmes pêchent avec des lignes toutes courtes des petits poissons nombreux proches de la rive. Je commence à dessiner un homme, des petits garçons entre deux et cinq ans, puis une petite fille plus âgée qui pose modestement, tournée de trois quarts gracieux vers la mer. Elle s’appelle Vadila. Je note les prénoms et quelques mots d’indonésien en marge de mes portraits (rambut : cheveux ; ikan : poisson).
A Tidore, on nous invite dans une cour ; des dames cuisinent un grand repas de mariage pour le dimanche, notamment des crêpes-gâteaux à la cuisson particulière. Je dessine des femmes, des enfants, des adolescentes souriantes et c’est un bonheur d’utiliser ce trésor de communication hors langage qu’est le dessin (gambar : dessiner). Au marché de Ternate, je pars à la quête des épices fameuses des temps de Magellan, j’ai appris à dire pala (noix de muscade) et cengkeh (clou de girofle). Un jeune homme aux dents rouges de bétel me guide. Vraiment, ces denrées ne sont plus le cœur du marché et elles sont rares, en petits sachets, sur les étals des vendeurs d’épices, de sel, de bicarbonate et autres produits non périssables.
Extraits des carnets de voyage à bord de Fleur de Passion, novembre 2017, © Mirjana Farkas
A partir du moment où je découvre les promenades sous l’eau (snorkelling), mes carnets se remplissent de fonds marins. Anémones, coraux, poissons-trompette, murènes, seiches de bonne taille, poissons-clowns, coraux mous, à branche, en plateaux… Un baptême de plongée en fin de séjour termine de remplir mon cerveau : une petite raie, un poisson-lion, un poisson-scorpion, des petits poissons-clowns dans leur anémone, des étoiles de mer incroyables (des molles avachies bleu lavande, des grosses oranges à points violet foncé), un concombre de mer… Ces aperçus sous l’eau me sont familiers en même temps qu’ils me paraissent une incursion dans l’inconnu, dans un monde englouti et fragile.
Extraits des carnets de voyage à bord de Fleur de Passion, novembre 2017, © Mirjana Farkas
Au retour : des « images du monde flottant et éphémère »
Quand on se promène, quand on arpente les sentiers, les montagnes, les forêts, les vallées, les bords de rivière, on marche sur ce qu’on regarde à la fois qu’on observe l’horizon. Quand on nage (ou plonge) pour observer les fonds marins et ses habitants aquatiques, on flotte au-dessus de ce qu’on regarde et cette vue surplombante est fascinante. On observe de haut des jardins japonais, des paysages précieux, des trésors complexes, des organisation sociales incompréhensibles ; des sols, des récifs, des abîmes, des cavernes, des promontoires, des passerelles, parcourus par des habitants de toutes tailles.
Au fil des jours et des dessins, au fil de ce nouveau point de vue amené par le voyage, je réalise que je sais si peu de choses : sur les fonds marins, sur les modes de vie et cultures des Papous ou des Indonésiens, sur la navigation en mer, sur les réels impacts de notre vie sur les différents environnements qui forment notre planète. Ça fait du bien, ça me donne le vertige aussi car on n'a qu'une vie pour assouvir cette curiosité… À moins qu'on n'ait pas besoin de l'assouvir, mais uniquement de la conserver ouverte, vive et de savourer ce et ceux qu'elle nous permet de rencontrer?
Extraits des carnets de voyage à bord de Fleur de Passion, novembre 2017, © Mirjana Farkas
Je regarde souvent les 53 Etapes de la Tokaido, le corpus d’estampes ukiyo-e de Hiroshige (1832-1834). Ukiyo-e signifie littéralement « images du monde flottant et éphémère »[2], un terme qui va bien à mes dessins indonésiens. J’aimerais continuer à dessiner des images du monde flottant et du monde sous-marin, des mondes éphémères car en danger.
Extrait de Dans mon corps, à paraître aux éditions La Joie de lire en février 2018, © Mirjana Farkas
par Mirjana Farkas, Illustratrice, mirjana@mirjanafarkas.com
Chronique publiée le 19 décembre 2017
www.mirjanafarkas.com
Dernier titre paru : Les interdits ça suffit !, Helvetiq, Bâle, 2017
A paraître en février 2018 : Dans mon corps…, La Joie de lire
[1] www.omexpedition.ch. La Fondation Pacifique est basée à Genève. Un immense merci à elle pour cette opportunité de résidence à bord ! L'exposition "Notre île aux épices" retrace l’ensemble du projet, à la Bibliothèque de la Cité de Genève jusqu’au 1er février 2018. Deux de mes carnets ont rejoint ceux des précédents dessinateurs à bord dans ses vitrines.
[2] Adele Schlombs, Hiroshige, Cologne, Taschen, 2010.