La jeunesse éternelle de l’Art Brut
L’enfance et l’Art Brut
La Collection de l’Art Brut (Lausanne) a manifesté depuis longtemps le souci de sensibiliser à l’Art Brut son jeune public. Elle propose des ateliers créatifs autour de certaines expositions, des guides pédagogiques pour découvrir le musée, des livrets ludiques pour accompagner une visite ou bien sûr l’accueil de très nombreuses classes tout au long de l’année. Depuis peu, le musée lausannois organise des "Petits gouters du dimanche", qui sont l’occasion pour le jeune public d’entendre des contes en lien avec une exposition et de partager ensuite un gouter. La Collection de l’Art Brut a toujours beaucoup plu aux plus jeunes. Il suffit d’observer le comportement des visiteurs en herbes dans le musée, fascinés ou témoignant de leur surprise. Dès 4-5 ans, les enfants trouvent dans certaines œuvres exposées des créations susceptibles de les convoquer, les émouvoir, les émerveiller, les interroger ou les faire rire. Chez les adolescents puis les adultes, c’est plutôt la teneur souvent existentielle des créations qui retient l’attention. Par leur résonnance directe sur le spectateur, les œuvres d’Art Brut s’apprécie à tout âge de la vie. Rares sont les musées à accueillir un public aussi large, de 4 à 94 ans !
L’adresse à des enfants d’objets affiliés au monde de l’art via la médiation du livre fait partie d’une stratégie de renouvèlement et d’élargissement des publics de l’Art Brut. Une opération de visibilisation de créations longtemps déclassées par l’histoire de l’art et accessibles sinon uniquement durant la visite de telle ou telle exposition. Les deux ouvrages commentés ici, Bonhommes d’Art Brut de Lucienne Peiry et Architectures d’Art Brut d’Anic Zanzi, comptent parmi les premiers à traiter de l’Art Brut avec une adresse spécifique au jeune public. En 2014, Céline Delavaux avait abordé frontalement cette question, avec la publication de Comment parler de l’art brut aux enfants (Le baron perché). En 2002 déjà, Lucienne Peiry publiait pour sa part Bobines d’Art Brut (Thierry Magnier) à l’occasion d’une exposition homonyme, adressée en particulier aux enfants. La parution de livres pour la jeunesse participe à l’augmentation et à la diversité spectaculaires des publications consacrées depuis bientôt dix ans à l’Art Brut.
Ce qui frappe d’entrée l’attention, ce sont les similitudes qui unisssent les ouvrages de Lucienne Peiry et d’Anic Zanzi. Tous deux prennent pour point d’appui une thématique large et accessible (la figure humaine pour la première, diverses constructions architecturales pour la seconde). Chaque thème est illustré par une sélection de douze œuvres chaque fois, principalement des peintures, appartenant pour la plupart au musée lausannois. Les illustrations sont accompagnées d’un commentaire sur la vie et l’œuvre des douze auteurs respectifs, sur le modèle des notices biographiques qui jouxtent les œuvres dans le musée lausannois. La symétrie des ouvrages se retrouve aussi dans le fait que les deux livres proposent des titres construits parallèlement et qu’ils ont paru la même année (2015) chez Thierry Magnier, en collaboration avec la Collection de l’Art Brut.
Le peintre Jean Dubuffet (1901-1985), inventeur à l’été 1945 de la désignation « Art Brut », serait à la fois heureux et étonné de voir le sort que l’histoire a réservé à sa pensée anti-académique de l’art, autant qu’à sa collection originale, en grande partie réunie depuis 1976 à Lausanne, répartie puis enrichie dans de nombreux et parfois récents musées, en France particulièrement. A l’immédiat après-guerre, le peintre havrais avait surtout eu le souci de découvrir des créations vierges de tout marquage culturel. Ayant soif d’une humanité qui ne soit plus mortifère et rigidifiante, Dubuffet a prospecté et collectionné des réalisations faisant table rase d’un passé apocalytpique. En 1937, les nazis avaient organisé à Münich une exposition, intitulée « L’art dégénéré », mettant en comparaison les œuvres de certaines avant-gardes artistiques et les productions de personnes « aliénées », une confrontation destinée à mettre en évidence la parenté entre les deux productions et à stigmatiser la perversité des artistes. A ses débuts, l’Art Brut a équivalu à la recherche à travers l’art d’une enfance de l’humanité.
En outre, le fait de lier l’art brut à l’enfance permet de rappeler qu’une vingtaine d’années avant Dubuffet, certains peintres de la modernité artistique (Picasso, Klee…) s’étaient eux-mêmes inspirés de productions d’enfants à des fins esthétiques. Plus tôt, le primitivisme artistique avait de son côté vu dans l’enfant (comme dans le fou ou le sauvage) une figure de l’altérité propice à nourrir des représentations néo-rousseausites de la création, spontanée et authentique, pure voire originelle. Il n’est pas impossible que cet imaginaire de réception soit toujours à l’œuvre.
Bonhommes d’Art Brut
L’ouvrage de Lucienne Peiry réunit des créations du monde entier apparentées à l’Art Brut autour de la représentation de la figure humaine. Cette thématique témoigne de la sensibilité anthropologique de l’ancienne directrice de la Collection de l’Art Brut (2001-2011), confirmée dans les expositions qu’elle a organisées menées ces dernières années, situant l’Art Brut aux confins de l’art populaire et de l’art religieux. A la vision successive dans le livre de ces figures anthropomorphes, leur résonnance est immédiate, tant les œuvres présentées nous ressemblent et à la fois diffèrent de nous. Elles se dotent d’une valeur spécifique lorsqu’on les confronte à leurs auteurs, à l’identité psychologique souvent chahutée. Ainsi l’œuvre de Giovanni Bosco, réalisée en grande partie sur des cartons à pizza récupérés çà et là, a-t-elle cette capacité à mobiliser le regard en raison de l’autonomisation des parties du corps humain, saturé d’inscriptions et présenté de face, à la façon d’un puzzle figé et recomposé.
G. Bosco dans Bonhommes d’Art Brut de Lucienne Peiry, Thierry Magnier, 2015. ©
Tout dans le livre, de forme presque carrée et aux angles arrondis, est pensé pour capter la curiosité des jeunes lecteurs. Sur la gauche et la droite de chaque double page, le texte et l’image sont répartis symétriquement. L’itération de cette disposition participe de l’éveil visuel de l’intérêt et de l’accessibilité aisée de l’ouvrage, « destiné aux plus petits » ainsi que l’indique la quatrième de couverture. La taille de la police de caractères, l’épaisseur des pages cartonnées et les dimensions généreuses des pages de l’album (20X24cm) finissent de rassurer tout apprenti lecteur.
Ce qui fait une des spécificités de l’ouvrage, c’est notamment la proposition de commentaires sur la vie et l’œuvre des auteurs systématiquement traduits en anglais. L’édition bilingue d’un livre destiné à la jeunesse est à saluer à l’heure de l’enseignement des langues en contact. La désignation Bonhommes, présente dans le titre, aurait toutefois pu être traduite en anglais par un terme plus proche du registre enfantin : Figures n’est pas doté d’une résonnance aussi avenante, ce qui neutralise en partie l’adresse spécifique aux enfants et risque de manquer son public.
Chaque texte a le mérite d’être entamé par un énoncé interrogatif, par exemple pour Bosco : « Can you find in the drawing the italian words ? Testa, naso, pane, dolce ». L’entrée en contact avec l’œuvre à travers le prisme d’une question qui fonctionne comme levier d’une clé de lecture constitue une excellente façon de doter le jeune lecteur de moyens pour apprécier et analyser une image, notamment une peinture artistique. Le souci de configurer une position explicite à son lecteur est intéressant du point de vue didactique puisque l’enfant se trouve investi d’un rôle de lecture qu’il aura le souci et l’envie de respecter, de poursuivre voire de renouveler. Au travail de repérage des quatre mots mentionnés supra pour l’œuvre de Bosco peut ainsi facilement succéder celui d’identification d’autres termes et de recherche de leur traduction, par exemple. Des activités autour du schéma corporel pourrait par ailleurs constituer le point de départ en classe d’un travail sur le portrait ou l’autoportrait. Sans accompagnement textuel, qui peut ici prendre les allures d’un défi, il y a fort à parier que les images, une fois le temps de leur découverte passé, restent hermétiques ou du moins soient restreintes à une saisie exclusivement appréciative, établie selon des critères implicites de jugement.
Architectures d’Art Brut
Conservatrice au musée lausannois, Anic Zanzi « propose aux enfants [avec Architectures d’Art Brut] de découvrir des œuvres par le biais de descriptions simples et de jeux d’observation », ainsi qu’elle l’indique sur le texte de la quatrième de couverture de l’ouvrage. Rectangulaire, de plus petit format (17X22cm) et aux pages moins rigide que son jumeau consacré à la figure humaine, Architectures d’Art Brut aborde lui aussi un thème fondamental de la représentation artistique. La thématique retenue ici, qui avait pris la forme d’une exposition (novembre 2015 / avril 2016), se dote d’une résonnance spécifique quand on sait que plusieurs des auteurs retenus dans l’ouvrage ont traversé leur vie souvent de façon très marginale, sans bénéficier toujours de l’abris d’un foyer ou d’un simple toit.
L’entreprise graphique de Gregory L. Blackstock évoque les pages illustrées des encyclopédies. L’auteur inventorie et classifie dans toute son œuvre des familles d’objets ou d’animaux. Ici, ce sont des bâtiments qui sont typologisés, d’une part différents genres de huttes répertoriées dans le monde, d’autre part des monuments célèbres.
G. L. Blackstock dans Architectures d’Art Brut d’Anic Zanzi, Thierry Magnier, 2015. ©
De façon très proche du dispositif iconotextuel proposé dans Bonhommes d’Art Brut, la description de la création de Blackstock est accompagnée d’une question. Ici : « saurais-tu retrouver la Tour de Pise ? ». Un indice oriente le travail de recherche du lecteur : « Elle penche comme si elle allait tomber ». Par ce biais, l’enfant est amené à affiner la lecture de l’œuvre, de l’observer dans le détail et surtout de justifier sa réponse. Le fait de recourir au terme d’« indice » place le lecteur sur la plan d’une recherche sémiologique et configure une posture se rapprochant de celle d’un détective. L’œuvre alors est énigmatique et il revient au jeune lecteur d’être l’agent d’une résolution d’affaire artistique.
La variété des médiums (peinture, sculpture, broderie, construction) mobilisés par ces « anarchitectes » rappelle que les œuvres apparentées à l’Art Brut ne se restreignent pas à une catégorie imperméable et préétablie de la création. L’Art Brut ne se définit pas non plus d’ailleurs par le recours à des codes esthétiques préfigurés, mêmes si les matériaux employés sont souvent pauvres et fragiles. Tandis que Blackstock s’empare de traits proches de planches scientifiques voire naturalistes, Tetsuaki Hotta traite du sujet de la maison dans une veine que certains qualifieraient de naïve. Des figures géométriques élémentaires, chacune recouverte au pastel gras d’une couleur vive, s‘organisent sur l’espace de la page. Dans chaque composition, telle ou telle figure géométrique s’apparente alors à une fenêtre, une porte, un toit ou une façade.
T. Hotta dans Architectures d’Art Brut d’Anic Zanzi, Thierry Magnier, 2015. ©
Chacun reconnaitra dans les créations regroupées par Anic Zanzi l’expression d’un refuge, d’un foyer rêvé ou d’un bâtiment fantasiste. Prenant la forme de plans ou proches du land art, les œuvres d’Architectures d’Art Brut ouvrent les portes à un sujet de représentation à forte résonnance anthropologique et invitent chaque fois de façon spécifique à habiter poétiquement le monde.
Des « livres-musées »
Les deux ouvrages proposent pour chaque œuvre un contrat spécifique de lecture. Ils invitent à une appréhension en profondeur des créations. Le nombre relativement limités d’œuvres présent dans les deux ouvrages commentés ici est également une convocation à lire et à voir attentivement, posément. Cet appel à une temporalité lente se double d’une absence de contrainte forte sur l’ordre de lecture à suivre. Bien que les double-pages se succèdent les unes après les autres dans l’espace du livre, chacune d’elles constitue aussi un espace relativement clos et autonome. Il est ainsi tout à fait possible de ne se concentrer que sur une seule œuvre par exemple ou bien de lire l’ouvrage dans l’ordre inverse voire d’y naviguer « en mode random », c’est-à-dire aléatoirement. Chaque création peut faire par ailleurs l’objet de saisies répétées et complexifiées, strates après strates. L’exemple de l’œuvre de Carlo Zinelli illustre bien ce principe : son travail fascine d’abord par la richesse des couleurs et la saturation de figures animales et humaines, puis par la présence de symboles oscillant entre images et lettres de l’alphabet, enfin par le pouvoir organisateur du chiffre 4.
C. Zinelli dans Architectures d’Art Brut d’Anic Zanzi, Thierry Magnier, 2015. ©
En somme le travail sur une position de lecteur très libre dans la phase de prise de contact avec le livre (entamé ici ou là et poursuivi également sans contrainte) rapproche l’ouvrage d’une exposition muséale. Pour ce qui concerne la liberté de réception des œuvres, se balader dans Bonhommes d’Art Brut ou dans Architectures d’Art Brut n’est pas si différent que de déambuler dans une salle ornée notamment de peintures : potentiellement, le parcours du lecteur est aussi libre que celui du spectateur. L’espace bidimensionnel du livre n’équivaut pas à une réduction de l’expérience des œuvres mais à une autre forme de contextualisation de celles-ci. Bien sûr la taille et la matérialité des créations diffèrent dans l’ouvrage de celles de l’objet initial. La grande force du livre d’art réside toutefois en sa capacité à renouveler ad vitam aeternam l’accès et la valeur des œuvres à travers les vies successives de ses lectures. Petits et grands amateurs de propositions inclassables se feront un régal de découvrir et redécouvrir des êtres de peinture ou des habitats de coton. Chaque fois à l’œuvre face à soi, le brut de l’art : un pôle de la création susceptible de renvoyer les enfants à ce qu’ils produisent et de les inviter à créer eux aussi !
Par Vincent Capt, chargé d’enseignement à la HEP Vaud, vincent.capt@hepl.ch
Chronique publiée le 31 mai 2017