Des chevaliers et des enfants ou l’art de réinvestir l’univers arthurien avec talent (partie 1 : Les P’tites Poules, la Bête et le Chevalier)
Le temps d’une littérature médiévale un peu poussiéreuse, prenant la forme d’adaptations à visée scolaire et célébrant les grandes figures historiques telles que Charlemagne ou Saint-Louis, est définitivement révolu ! En témoigne l’émergence de multiples publications qui s’inspirent de l’univers arthurien avec brio. Créatures et objets merveilleux, chevaliers, aventures ou encore quêtes sont réinvestis par la littérature de jeunesse, qui ne se contente pas d’adapter les textes médiévaux à un jeune public, mais propose de véritables créations aux enjeux divers.
Convaincues de l’intérêt de cette littérature de jeunesse aux accents arthuriens, Noémie Chardonnens et Barbara Wahlen – deux médiévistes enseignant à l’Université de Lausanne – ont proposé à leurs étudiants un séminaire consacré à cette thématique lors du semestre d’automne 2016 [1]. C’est ainsi que j’ai eu l’occasion de découvrir de nombreux ouvrages dédiés aux enfants de tout âge, qui prennent souvent la forme de récit d’aventure pour faire participer les jeunes lecteurs à une quête tout en leur permettant de découvrir un univers littéraire médiéval, peuplé de créatures étranges et de chevaliers plus ou moins valeureux et remis au goût du jour. Ces récits, s’ils ciblent un jeune public, semblent également s’adresser à tout amateur de littérature médiévale, qui ne manquera pas de considérer ces transfictions d’un œil amusé, voire admiratif. C’est une telle lecture, intéressée à penser comment des récits d’aventure réinvestissent avec talent la matière de Bretagne, que propose cette chronique en deux parties. Il s’agira aujourd’hui de s’intéresser à l’album Les P’tites Poules, la Bête et le Chevalier, puis la semaine prochaine au roman Quelle épique époque opaque. Ces textes sont à mes yeux tout deux textes représentatifs de ce réinvestissement réussi et ont l’avantage de, chacun, s’adresser à une tranche d’âge spécifique (dès 5 ans pour le premier et dès 10 ans pour le second).
Les P’tites Poules, la Bête et le Chevalier pour les petits !
Dans Les P’tites Poules, la Bête et le Chevalier, la quête – a contrario de celle du Graal – n’est clairement pas d’ordre spirituel, mais doit répondre à un besoin primaire : trouver de quoi manger. Si certaines poules sont stoppées net dans leur « quête du grain » (p. 7), transformées en cristal par une abominable bête, nos trois jeunes héros font une heureuse rencontre qui leur permet de ne pas tomber dans le même piège que leurs amis et parents. Effectivement, Carmen la poule, Carmélito le coq et Bélino le bélier, croisent le chemin du chevalier Lancelot. Ce dernier va alors les aider à accomplir leur quête : tuer la bête qui a figé les poules pour les délivrer, mais également accéder au grain qui se trouve être détenu par la créature et donc accomplir avec succès la « quête du grain ».
Dans cet opus d’une série d’albums à succès, l’univers médiéval fait irruption dans le récit principalement sous la forme de la bête et du chevalier, comme le titre l’indique. La bête possède une apparence hybride, reflet de son être diabolique. Elle est mi-serpent, mi-coq. Il s’agit d’une représentation plutôt fidèle de la manière dont le Moyen Age, notamment via les bestiaires, imaginait le basilic (ou basilicoq !), cette créature aux origines gréco-romaines. Dans la littérature médiévale, la nature des monstres est souvent problématisée pour renvoyer à la catégorie du merveilleux. Dans cet album, ce n’est pas le cas. Dès le départ, la bête est catégorisée négativement, comme un monstre terrorisant tout son entourage. A aucun moment, elle ne peut donc être associée au merveilleux médiéval, qui rend problématique la relation des personnages à la merveille, autant au niveau de la perception (s’agit-il d’une illusion, d’un rêve, de la réalité ?) que de l’évaluation (cette créature est-elle bienfaisante, maléfique ?). Le merveilleux médiéval est ainsi, à l’image du fantastique, un moyen d’entamer une réflexion sur la question de l’altérité. Dans cet album, la bête fait simplement office d’obstacle à abattre pour accomplir la quête et ainsi terminer l’aventure. Son rôle d’opposant très clairement défini n’invite pas le lecteur à penser la pertinence de la relation qui se noue entre les personnages et la créature ni à continuer cette réflexion en (re)considérant les catégories visant à définir l’altérité. Si la nature de la bête n’est pas problématisée, l’identité de celle-ci reste toutefois longtemps dissimulée au lecteur. Ce n’est effectivement qu’au milieu du récit que lecteur apprend – grâce à Lancelot – qu’il s’agit d’un basilic et bien plus loin qu’il peut enfin contempler la bête dans son entier, magnifiquement illustrée sur une double page (pp. 34-35, cf. ci-dessous). Cette rétention d’informations crée une tension narrative (cf. R. Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité, surprise, 2007) qui reste un des points forts de l’ouvrage. L’expression d’horreur des personnages qui ont vu la bête, tout comme les illustrations qui représentent de manière très incomplète la bête sont autant de moyens qui émoussent la curiosité du lecteur avec efficacité.
C. Jolibois & C. Heinrich, 2010, Les P’tites Poules, la Bête et le Chevalier, Paris : Pocket Jeunesse. ©
Au milieu du récit, c'est le chevalier Lancelot qui va attribuer une identité au monstre effrayant que les poules, figées en cristal, n’ont pas su identifier. Il va à la fois renseigner les héros et le lecteur. Comme la bête, Lancelot semble venir d’un autre monde, antérieur à celui des héros. Il fait alors office de référence en terme d’un certain savoir. La manière de représenter sa parole rend compte de cette spécificité propre au chevalier. Les bulles utilisées pour faire parler Lancelot imitent la graphie typique des manuscrits médiévaux, qui comportent des lettrines, mais également des enluminures servant à soutenir didactiquement son discours quand il explique ce qu’est un basilic (p.23).
C. Jolibois & C. Heinrich, 2010, Les P’tites Poules, la Bête et le Chevalier, Paris : Pocket Jeunesse. ©
Il est porteur d’un savoir relatif au monde médiéval dont il vient. D’ailleurs les premiers mots qu’il prononcent sont bien : « Moi, je sais !» (p. 21). En effet, il est capable, non seulement d’identifier le basilic, mais également d’expliquer que cette figure monstrueuse peut être vue sur le chapiteau de la basilique de Vézalay, haut lieu de la chrétienté médiévale. C’est également dans un registre plutôt soutenu que Lancelot s’exprime, véhiculant ainsi l’image stéréotypée du chevalier courtois. A un moment, Carmen s’approprie cette manière de parler, exprimant un contenu informatif dans un registre soutenu, lorsqu’elle explique à Bélino ce qu’est un pont-levis (p. 27).
C. Jolibois& C. Heinrich, 2010, Les P’tites Poules, la Bête et le Chevalier, Paris : Pocket Jeunesse. ©
Les savoirs, loin d’être l’apanage strict du chevalier, sont également le propre des enfants, dont Carmen se fait la représentante. Dans cet album, les enfants non seulement possèdent des connaissances qu’ils peuvent transmettre, mais adoptent des comportements plus adéquats que Lancelot, expert en combat de toutes créatures. Effectivement, lorsqu’il s’agit de combattre la basilic, Lancelot fondant sa réussite sur sa seule bravoure, se retrouve figé par le venin du basilic qui lui pénètre dans les yeux. Idem pour Carmen qui, elle aussi, se veut téméraire. C’est finalement Carmélito, par sa ruse, qui vainc la bête grâce au port de lunettes de soleil et à un chant de coq foudroyant.
C. Jolibois& C. Heinrich, 2010, Les P’tites Poules, la Bête et le Chevalier, Paris : Pocket Jeunesse. ©
Effectivement, « la témérité ne suffit pas » (p. 37), il faut savoir se montrer futé comme Carmélito. La valeur de courage sur laquelle se fonde les succès de Lancelot dans la littérature médiévale n’est plus suffisante pour réussir dans le monde des p’tites poules, en témoigne l’idée astucieuse du jeune coq.
Si Lancelot est d’une aide précieuse dans la quête des trois jeunes animaux, il n’en reste pas moins que ceux-ci savent tout comme Lancelot, voire savent mieux que lui. Carmen peut sans problème reproduire le discours savant/courtois de Lancelot et Carmélito réussit à tuer la bête là où Lancelot échoue. Les héros, enfants d’aujourd’hui auxquels les jeunes lecteurs peuvent facilement s’identifier, semblent alors éclipser le héros d’un autre temps.
Au-delà de l’intertexte arthurien, des allusions plus largement culturelles
Si cet opus de la série des P’tites Poules propose aux enfants un réinvestissement de la matière arthurienne réussie, il contient également un certain nombre d’allusions qui feront la joie des plus grands. Effectivement, cette série d’albums s’adresse résolument à un double lectorat, à de jeunes enfants, assurément, mais aussi à des adultes, au travers de jeux intertexuels ou intericoniques réussis. Ces allusions dépassent les strictes références littéraires, pour renvoyer à un univers culturel beaucoup plus large. C’est le cas des porte-flambeaux qui jalonnent le couloir conduisant les jeunes héros vers l’horrible bête (pp. 30-31). Leur forme, représentant des bras au bout desquels se trouvent des bougies, renvoie au célèbre film de Cocteau, La Belle et la Bête (1946) où le couloir conduisant la Belle à la Bête est éclairé par une multitude de « bras-flambeaux » inquiétants [2].
C. Jolibois& C. Heinrich, 2010, Les P’tites Poules, la Bête et le Chevalier, Paris : Pocket Jeunesse. ©
J. Cocteau, 1946, La Belle et la Bête, "Collection Cinémathèque suisse. Tous droits réservés".
L’illustration représentant nos trois héros face à un paysage imposant où se trouve le château de la bête (p. 18) peut renvoyer à certaines scènes typiques de la fantasy avec un choix de plan large sublimant les paysages et montrant la petitesse des héros face à la grandeur de ce qui leur reste à parcourir pour réaliser leur quête. C’est le cas, par exemple, d’un des derniers plans du premier volet du Seigneur des anneaux (2001), qui montre deux des personnages principaux, Frodon et Sam, face à un paysage impressionnant où se situe notamment le Mont Destin qu’ils doivent atteindre. Ce choix de plan donne des allures épiques à la quête des personnages de la série des Trois P’tites Poules. Ce côté épique est renforcé par le choix de la technique employée pour illustrer la scène, à savoir l’utilisation de procédés propres à la peinture classique [3]. Ainsi nos trois personnages, représentés selon les codes de la BD tout au long de l’album, sont associés à d’autres univers artistiques (cinéma, peinture), ce qui permet de colorer différemment l’aventure des personnages, la « quête du grain », a priori comique pouvant ainsi à certains moments prendre des accents épiques.
C. Jolibois& C. Heinrich, 2010, Les P’tites Poules, la Bête et le Chevalier, Paris : Pocket Jeunesse. ©
P. Jackson, 2001, Le Seigneur des anneaux : la communauté de l’anneau, Tous droits réservés, sans mention sur les ayant droit.
To be continued...
La semaine prochaine, découvrez comment Quelle épique époque opaque! revisite la légende arthurienne de manière comique en utilisant notamment les mêmes ressorts que l'excellente série Kaamelott ! Voir ici.
Par Vanessa Depallens, assistante-doctorante à la HEP Vaud, vanessa.depallens@hepl.ch
[1] Un grand merci à elles pour cette jolie découverte ainsi que pour leurs conseils avisés qui ont contribué à la réalisation de cette double chronique.
[2] Voir N. Froloff, Intertextualité et intericonicité dans les albums des P’tites Poules de Christian Heinrich et Christian Joliboi, dans V. Alary & N. Chabrol-Gagne, L’Album : le parti pris des images, p. 168.
[3] Voir Voir N. Froloff, Intertextualité et intericonicité dans les albums des P’tites Poules de Christian Heinrich et Christian Joliboi, dans V. Alary & N. Chabrol-Gagne, L’Album : le parti pris des images, p. 173.
Chronique publiée le 3 avril 2017